“Grottos” est un dispositif scénographique imaginé par Nadia Lauro pour la pièce chorégraphique, le cabaret ventriloque Les Portes-Voix de Yasmine Hugonnet.
Un monolithe rocheux, ou osseux, ou bien organe vocal à la dérive, se fragmente et se déplace dans un mouvement autonome extrêmement lent, générant un trouble perceptif. De la grotte à la clairière, les fragments autonomes re-configurent imperceptiblement l’espace de circulation de la voix ventriloquée, sur la durée de la performance.









Credits Les Portes-Voix
création Théâtre Vidy-Lausanne, 2022
Quand le mouvement et la voix ne se rencontrent pas (ou se croisent ailleurs dans le corps – dans une main, un pied, un coude), le langage devient une danse et le·la danseur·se, celui qui porte la voix.
Je suis intéressée par un endroit de travail à la frontière du spirituel et du politique où nous pouvons, avec humour, aborder des questions sociétales d’aujourd’hui.
Pour Les Porte-voix, une sélection de sources textuelles a été réalisée en amont, pour composer une partition vocale faite d’un mélange de collectes et d’inventions. Puis les textes sont retravaillés pour devenir une langue ventriloque, c’est-à-dire une langue spécifique.
La première source de cette recherche fut le livre de l’Abbé Jean-Baptiste de La Chapelle intitulée Le Ventriloque, ou l’engastrimythe et publié en 1772. Venant après un ouvrage sur L’Art de communiquer ses idées (1763) puis des tentatives pour inventer un scaphandre, il y répertorie dans un livre érudit les cas de ventriloquie dans l’histoire. Il rappelle par exemple que la première figure de la ventriloquie est celle de la Pythie de Delphes, une femme-oracle devient le médium de la parole des dieux. Elle se tenait au-dessus d’une falaise d’où remontaient d’étranges vapeurs qui passaient au travers même de son corps, entrant dans son vagin et ressortant par sa bouche.
Ce fut un premier point de départ, avant une visite de la grotte Chauvet. À la beauté des lieux répondit un profond désarroi devant le parcours muséal proposé, visité chaque année par des dizaines de milliers d’enfants. J’étais exposée à un exemple concret, pratique, de l’invisibilisation des femmes : dans un récit scientifique et pédagogique (d’ailleurs pris en charge par des auteurs hommes), le schéma de l’homme, aventurier et conquérant, dominant la femme en retrait occupée aux tâches subalternes était imposé comme une évidence quasi-naturelle. Mon émotion m’amena aux travaux de la paléontologue Claudine Cohen : à travers l’exemple des femmes de la préhistoire, elle montre comment nos compréhensions, y compris scientifiques, sont hantées par des présupposés sociaux, sexuels ou raciaux – d’où vient l’idée commune de la femme préhistorique déesse-matriarche ou occupée au foyer? Que sait-on vraiment des transformations évolutives de leurs corps et de leur apparence, ou de leur talent? Sur quoi nous basons-nous pour interpréter les signes du passé? C’était une autre ventriloquie, celle d’une voix commune, sociale et historique, qui courre dans la voix de chacun·e, qui venait redoubler celle de La Chapelle.
Aussi Les Porte-Voix s’articule autour du concept très concret de littéralement porter la voix, c’est-aussi bien la sienne que celle d’un·e autre, celle d’un collectif, d’un nous. C’est un récital dont la composition est organisée en diverses séquences, ou chansons, avec des thématiques spécifiques à chaque fois.
Le quatuor des Frères Jacques peut être une référence comme forme de composition qui entre mêle le sens des mots et des signes chorégraphiques. Comment se fondre en un chœur tout en gardant des moments d’individualisation ? Le corps d’une personne n’est pas seulement l’auteur de la parole, il en est l’émetteur, le récepteur, l’écho, et bien sûr parfois, la source. Nous sommes d’abord un chœur. D’une personne à l’autre, la matière chorégraphique et vocale est l’expression même de la circulation de la parole et de l’émotion entre les interprètes. Une succession de mots résonne : échos, relais, déformation graduelle, traductions en plusieurs langues qu’il s’agisse de langues parlées, langues signées ou gestuelles.
C’est ainsi une recherche sur les effets concrets de l’organisation de notre perception. La ventriloquie et les pratiques chorégraphiques d’isolation, en permettant de rendre visible et de matérialiser la perturbation sur l’organisation de notre perception, sont des outils qui, par détours et décentrages constants, travaillent sur l’agissement de notre perception. Que se passe-t-il si quelqu’un·e est bougé·e et parle avec une voix qui n’est pas la sienne ? Si une main parle ? Si un geste résonne d’un corps à un autre ? Je crois que la ventriloquie donne accès à une langue multiple, tout aussi actuelle qu’ancienne, à la croisée de tous les langages. Une langue de plusieurs corps, de plusieurs voix, qui exprime plusieurs niveaux de sens simultanément, éclaire sur nos constructions mentales, dépasse les schémas préconçus et ouvre une voie jusque-là inconnue.
Cela forma un point de départ pour Les Porte-Voix, mais s’inscrit aussi dans une continuité avec la volonté de poursuivre les recherches entreprises pour Chro no lo gi cal (Vidy, 2018), pièce qui donne à voir le mouvement de la parole, la voix voyageant à travers différents corps.
Note d’intention par Yasmine Hugonnet
Credits Les Portes-Voix
création Théâtre Vidy-Lausanne, 2022