scenographies

Mille et un plis

in
La part du rite, 2012

“Mille et un plis” est une installation visuelle imaginée par Nadia Lauro pour la conférence performée La Part du rite de Latifa Laabissi.

“Mille et un plis” est un dispositif quadri-frontal empathique, un théâtre anatomique en serviettes éponges blanches.

 

“Mille et un plis” is a visual installation designed by Nadia Lauro for the conference/performance La Part du rite by Latifa Laabissi.

“Mille et un plis” is an empathic quadri-frontal architectural device, an anatomical theatre in white sponge towels.

Nadia Lauro – Mille et un plis - Mille et un plis 2012
Nadia Lauro – Mille et un plis - Mille et un plis 2012
Nadia Lauro – Mille et un plis - Mille et un plis 2012
Nadia Lauro – Mille et un plis - Mille et un plis 2012
Nadia Lauro – Mille et un plis - Mille et un plis 2012
Nadia Lauro – Mille et un plis - Mille et un plis 2012
Nadia Lauro – Mille et un plis - Mille et un plis 2012
Nadia Lauro – Mille et un plis - Mille et un plis 2012
Nadia Lauro – Mille et un plis - Mille et un plis 2012
Nadia Lauro – Mille et un plis - Mille et un plis 2012
Nadia Lauro – Mille et un plis - Mille et un plis 2012
Nadia Lauro – Mille et un plis - Mille et un plis 2012

Credits La part du rite

conception Latifa Laâbissi

interprétation. Latifa Laâbissi et Isabelle Launay

conception visuelle Nadia Lauro

direction technique Ludovic Rivière

photos Nadia Lauro

 

création Collège des Bernardins, Paris, 2012

production Figure Project
coproduction Centre National de Danse Contemporaine d’Angers, CCN de Franche-Comté à Belfort, La Passerelle – Scène Nationale de Saint-Brieuc
prêt de studio : Musée de la Danse – CCNRB à Rennes, La Ménagerie de Verre dans le cadre des Studiolab


Vous distinguez une forme immobile sous un tas de serviettes blanches. Une silhouette s’active autour d’elle, l’entoure de gestes minutieux. Ouvrière ou officiante, elle plie, tord, secoue, modèle cette momie anonyme comme un paquet de linge. Puis vous distinguez une voix, sans être tout à fait sûr de sa provenance : une voix étouffée, hésitante, une voix proche et lointaine qui dit : « changer le monde en changeant la qualité de son propre mouvement ». Qui parle de danse amateur, de danse révolutionnaire, évoque le rapport entre pratique physique, discours et utopie dans l’Allemagne des années 20 : quelle valeur d’émancipation, quel vecteur de luttes, quelle inscription dans la société de son époque ? Vous regardez une mise en scène de la parole, et à mesure que ça parle, que ça travaille dans le dire, le discours – de savoir rationnel se fait chose stratifiée, pleine de couches, de torsions, de creux et de plis ; une chose remise à l’ouvrage, pétrie, ravivée par des actions, des pressions, des recouvrements. Vous regardez deux corps à la tâche qui s’engendrent l’un l’autre, réactivant un espace-temps paradoxal d’où penser la danse en tant que force agissante.
Quelle est La part du rite dans le rapport entre corps et discours articulé, art et transformation sociale ? A la fois conférence, performance, installation, cette pièce creuse le lien unissant chair et mots pour en révéler les zones de creux, de heurts, les résidus, les devenirs. Dans une tension constante entre manipulation, articulation et désarticulation, une chorégraphe et une théoricienne de la danse cherchent à brancher des idées sur des états, des figures sur des matériaux ; à explorer différents régimes esthétiques pour en questionner l’actualité. Comme des opératrices – parlées, remuées par plusieurs strates de mouvements, de références, Latifa Laâbissi et Isabelle Launay réveillent une histoire engourdie : toutes deux bordées par le dispositif enveloppant de la scénographe Nadia Lauro, elles brodent cette histoire fragmentaire pour mieux la faire déborder de son cours. Formant avec Écran somnambule un objet dialectique, reflétant les paradoxes des débuts de la modernité et l’invention d’un art chorégraphique simultanément « puissance magique et puissance critique », La part du rite secoue l’archive pour en réveiller les fantômes, et proposer un montage au présent. /Gilles Amalvi

 

 

« La part du rite » Une esthétique du montage.
Carole Boulbès. Grimaces du réel Latifa Laâbissi. Editions Les presses du réel.2016.

À la fois conférence, performance, installation, La Part du rite a été créée en Bretagne, en février 2012. Dans la foulée, la pièce a été jouée au collège des Bernardins de Paris et à la Biennale d’art contemporain de Rennes. Depuis, on a pu la voir dans une vingtaine de lieux, en France, en Belgique et au Maroc. Conçue par Latifa Laâbissi, La Part du rite peut être vue comme un montage où la réflexion sur l’histoire occupe une place déterminante.
Déplacer le lieu du discours Le titre du spectacle a été inspiré par la célèbre conférence sur « Le rituel du serpent1 » d’Aby Warburg. Connu aussi pour son Bilderatlas Mnémosyme, le « sismographe » et « psycho-historien » était en quête d’une sorte de mémoire inconsciente qui se manifesterait par signes, et prendrait naissance dans la puissance des images de différentes peuplades, à différentes époques. À l’idéal des renaissances et des beautés antiques, il substitua « un modèle fantomal de l’histoire », qui s’exprimerait par « hantises, survivances, rémanences, revenances des formes2 ».
Quelque chose de cette tension fantomale nous est transmis dans La Part du rite. Cette fois, Latifa Laâbissi n’est pas dissimulée sous un drap blanc. Elle ne revêt pas non plus une peau de serpent. L’inquiétante étrangeté du spectacle résulte de ce que le rituel de la danse se déroule à l’aveugle : du début jusqu’à la fin, les visagesdes deux protagonistes restent couverts. Au centre, un autel de tissu éponge blanc, ou peut-être une stèle de gisant très éclairée. Ça parle, là-dessous, ça vit : une voix féminine enfouie sous des serviettes échafaude des théories que l’on entend à peine. Survivance des fantômes… Latifa Laâbissi s’active silencieusement, méthodiquement tout autour. Dissimulée derrière ses longs cheveux sombres, elle est vêtue de noir comme un spectre malfaisant. Au début, ses gestes précis et retenus ressemblent à ceux d’une aide soignante ou d’une esthéticienne.
Puis, la danseuse varie l’amplitude et la vitesse, elle secoue très vivement le tas de serviettes qui parle. Elle fait pivoter le
corps parlant que l’on devine à peine. Il tombe lentement sur le sol et vient péniblement s’allonger au pied de la table de serviettes . Avec son « masque » de cheveux, et ses « mains-couteaux lames », Latifa « copie les gestes secs des artisans qui affûtent des lames ». Avec les serviettes, elle fait des « rouleaux totem », puis « chuchote une chanson que personne n’entend». Nous glissons subrepticement de la pratique bien cadrée du massage des corps vers une « pantomime plastique » inquiétante, visant coûte que coûte à désenclaver la parole qui s’échappe de son sarcophage de bandelettes. Plus de planque, plus d’abri ! Il faut vite déplacer, soulever, donner de l’air à Isabelle qui étouffe, la « secouer juste pour faire couler le texte hors de son corps3 ».
Le public intégré au dispositif
« Le dispositif scénographie de Nadia Lauro a permis de mettre la parole en scène sans la dramatiser4 . » Il n’y a ni estrade, ni position privilégiée pour regarder la pièce : les spectateurs prennent place tout autour de la table de serviettes qui a été érigée à même le sol. La jauge est limitée. Les rôles d’Isabelle Launay ou de Latifa Laâbissi sont parfaitement distribués, sans favoriser l’une au détriment de l’autre. Même chose du côté du public : tout le monde se tient à moins d’un mètre de l’autel
de serviettes.
« Le public est intégré au dispositif comme participant », affirme la scénographe. Ici, le mot participant n’est pas pris dans le sens de participation à un protocole déjà
établi, mais plutôt de communion. La partition chorégraphique n’est pas fixée à l’avance dans tous ses détails, même si certains repères restent immuables (« danser un passage de Angst de Dore Hoyer », ou s’interrompre quand on entend la phrase « le réveil implique une traversée du sommeil »). Tout autant que le texte d’Isabelle, les gestes de Latifa sont adaptés aux lieux et à la situation. Si les spectateurs du premier rang sont amenés à participer, c’est simplement pour faire de la place, quand le corps totem roule sur le sol :
« Je décide de faire léviter tous les pieds du premier rang de spectateurs en 227 mettant deux serviettes entre les pieds et le sol. Le premier rang de spectateurs est en lévitation. »
Le rapport traditionnel entre la salle et la scène est éclaté. Chaque spectateur est convié à faire communauté pour partager une expérience sensible. Ce n’est pas
seulement une expérience du voir , quand les acteurs, eux, sont aveugles. Paradoxe de la pulsion scopique. Il y a au commencement de l’image un temps d’aveuglement, « une ruine », ainsi que l’expliquait Jacques Derrida5 . Isolées, placées sur une stèle de sculpture ou près d’un tableau, les serviettes blanches permettent aussi de se « connecter » au lieu, ou peut-être de le contaminer discrètement : au musée des Beaux-Arts de Dijon, en mars 2014, elles instillaient des jeux de corrélations fortuits avec les peintures anciennes. Pour Nadia Lauro, les serviettes en éponge sont des « objets transitionnels et empathiques entre le public et l’action performative ». Par le biais de ces petits morceaux de tissu qui épousent les formes, tout un imaginaire du corps est véhiculé (bain, soins ; gisants, sacrifice,
corps meurtris, suaire, etc.). Serviettes blanches / costumes et cheveux noirs. Ce violent clair/obscur fait penser à la fameuse leçon d’anatomie de Rembrandt. Finalement, on dirait la rencontre de serviettes éponge et d’un corps qui parle sur une table de dissection. Et pour cause ! Nadia Lauro s’est inspirée des théâtres anatomiques de la Renaissance, et notamment de celui de Bologne, en Italie. Elle est partie de diverses représentations de ces théâtres logés dans les facultés de médecine, sortes d’arènes en bois où l’on pratiquait la dissection anatomique des cadavres en public. Le point de vue surplombant que donne la succession des gradins n’a pas été retenu. Seule est restée l’idée d’une vision panoptique centrée sur la table.
Un art du montage
Inspirée par la poétique brechtienne que Georges Didi-Huberman résume à « un art de disposer les différences6 », Isabelle Launay se fait entendre par montages. C’est un discours-récit, ou plutôt, un exposé qui ne se limite pas à la danse d’expression allemande, l’Ausdrucktanz dont elle est l’une des meilleures 229 spécialistes. Proche et lointaine, sa voix étouffée parle de « changer le monde ». Sa pensée prend forme et se déplie en quatre temps : 1. Les danses amateurs ; 2. La danse comme technique du réveil ; 3. Genèse du geste : la respiration de Duncan, le cri de Mary Wigman, les yeux clos de Rudolf Laban ; 4. Les visées esthétiques et politiques de Rudolf Laban, Martin Gleisner et Jean Weidt.
Ce montage conceptuel est perturbé par des inserts contextuels. Ainsi, à Rennes, après un passage sur l’école de danse d’Isadora Duncan en URSS, on put entendre « un appel au soulèvement général des cages thoraciques ! », « à une forme de communisme pulmonaire, de partage pneumatique… une symphonie des souffles qui pourrait harmoniser tous les souffles singuliers ». Le discours sur la danse est placé sous le signe de la lutte. La définition du capitalisme comme « système sorcier7 » travaille en sous-main La Part du rite . Qu’est-ce que mettre en commun et faire école ? Qu’est-ce que transmettre son savoir en danse ? Est-ce seulement une question de « neurones miroirs » ? Quand le champ de la « danse moderne » se constitue-t-il ? Quelles valeurs d’émancipation sont en jeu ? Quels vecteurs de luttes pourrait-on en tirer aujourd’hui ? En même temps, le discours essoufflé (mais tenace) de l’historienne qui convoque les fantômes semble faire l’aveu de son impuissance à changer le monde. Avouons-le, les résistances qu’elle rencontre ne sont pas des moindres : inerte, son corps qui parle est manipulé vigoureusement dans tous les sens par la figure maléfique incarnée par la danseuse elle-même. Dans son sarcophage de serviettes, Isabelle Launay parle d’« un moment de régression ». Mais elle en appelle aussi, pour qui sait l’entendre, à une « force agissante, une image-acte qui ne laisse indemne ni l’objet ni le sujet ».
Dans les écrits de Bertolt Brecht et plus encore ceux de Walter Benjamin, le montage et démontage des idées (et des images) sont essentiels. La destruction/ reconstruction est inhérente à la fabrication d’une pensée. Dans La Part du rite , les points de jonction entre les dimensions performative (massage et pantomime), discursive (exposé historique sur les années 1920-1930) et plastique (scénographie macabre) résultent d’une « revenance » de cette esthétique du montage, qui procède par dislocations et recompositions des choses.

1. Conférence donnée en 1923, à la clinique Bellevue de Kreuzligen, en Suisse. Libérateur, ce récit rapportait les temps forts du périple d’Aby Warburg effectué vingt sept plus tôt au Nouveau-Mexique, en territoire Pueblos, en quête d’une sorte de passé mythique, à la fois familier et étrange. Dans « La danse et le serpent vivant », il décrivait, sans y avoir assisté, le point culminant d’une cérémonie d’initiation indienne qui avait pour but de conjurer la peur : « Un groupe de trois personnes s’approche du buisson aux serpents. Le grand prêtre du clan des serpents tire un serpent du buisson, un autre Indien, le visage peint et tatoué, une peau de renard attachée dans le dos, saisit le serpent et le prend dans sa bouche ». Voir Aby Warburg, Le Rituel du serpent, Paris, Macula, 2009, p. 105.
2. Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p. 27.
3. Dans ce paragraphe, cette citation ainsi que les précédentes sont extraites de la partition de La Part du rite de Latifa Laâbissi.
4. Voir les actes du colloque Femmes, attitudes performatives, aux lisières de la performance et de la danse, Dijon, Les Presses du réel, 2014, p. 117.
5. Voir le catalogue de l’exposition Mémoires d’aveugle, l’autoportrait et autres ruines, Musée du Louvre, 26 octobre 1990-21 janvier 1991. Sollicité par le Musée, le philosophe avait fait le choix d’exposer des dessins montrant des aveugles, ce qui l’avait conduit à se demander si un aveugle pouvait dessiner, et si l’aveuglement n’était pas, en fait, nécessaire au dessin. On pourrait prolonger cette réflexion en posant la question : l’aveuglement est-il nécessaire à la danse ? Quelles images garde-t-on en tant que spectateur ? Que voit-on au juste ?
6. Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 86.
7. Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2005.

Credits La part du rite

conception Latifa Laâbissi

interprétation. Latifa Laâbissi et Isabelle Launay

conception visuelle Nadia Lauro

direction technique Ludovic Rivière

photos Nadia Lauro

 

création Collège des Bernardins, Paris, 2012

production Figure Project
coproduction Centre National de Danse Contemporaine d’Angers, CCN de Franche-Comté à Belfort, La Passerelle – Scène Nationale de Saint-Brieuc
prêt de studio : Musée de la Danse – CCNRB à Rennes, La Ménagerie de Verre dans le cadre des Studiolab