Alexandra Baudelot, "Jennifer Lacey & Nadia Lauro – Dispositifs chorégraphiques", Les presses du réel – collection "Nouvelles scènes" 2007. Extrait.
Préface
L’œuvre chorégraphique et plastique co-signée par Jennifer Lacey et Nadia Lauro est entièrement traversée par un fil conducteur qui impose pièce après pièce ses propres codes artistiques. Ancrés dans les corps et dans l’espace dans lequel ils évoluent, ces codes se jouent de leurs espaces de représentation. Le spectateur ne fait pas seulement l’expérience d’une confrontation singulière avec les matériaux chorégraphiques, il est invité à échanger constamment avec les danseurs et performeurs, sur un mode ludique. Une interaction qui se joue bien au-delà des supports artistiques, attachée à ces personnages présents sur scène et à l’image et qui ont cette étrange faculté de pouvoir construire leur propre fiction sans pour autant s’ancrer dans un récit. Ils sont en soi des personnages de fiction, arborant signes vestimentaires et poses subjectives puisés dans des contextes familiers. Les personnages de fiction comme trame narrative aux procédés chorégraphiques et performatifs des spectacles de Lacey et lauro se révèlent donc à travers une imagerie à la fois fantasmée et réelle. Ils se construisent dans les revers d’artefacts qu’ils éprouvent frontalement ou de manière indicible. Ceci afin de se confronter à l’artifice pour mieux faire l’expérience de l’intime. Dès lors on comprend pourquoi ces artistes utilisent la scène et l’espace de l’image pour mettre en scène leurs processus chorégraphiques et scénographiques : la scène, la boîte noire, le cadre de l’image où tout est à recréer artificiellement, où tout s’invente sur la base des codes du spectacle, sont les plus à même pour reconstituer l’artifice qui amène le spectateur à se saisir du réel. Un artifice qui se substitue peu à peu à l’expérience personnelle en créant des univers parallèles où la construction de soi demeure toujours aussi vivace. L’artefact visuel arboré par une culture occidentale avide de clichés et la présence des performers par qui s’incarne toute une artillerie d’archétypes culturels, révèlent le mieux la face cachée des histoires intimes. Ils racontent par le procédé spectaculaire la nécessité d’inventer des formes qui ne se livrent pas en tant que telles mais qui ouvrent des espaces, innombrables par la liberté qu’elles induisent et les territoires qu’elles explorent. Plus qu’à une définition du genre ou à un mouvement fédéré par une histoire artistique commune, l’œuvre de Lacey et Lauro s’observe donc essentiellement sur la base d’agencements de codes spécifiques propre à l’univers des deux artistes. Par ce biais, elles brouillent les donnes traditionnelles du spectacle, et surtout, elles inventent un langage considérablement mouvant faisant écho à nos environnements quotidiens et à leurs transformations constantes – hors de tout compromis artistiques.
$Shot (1) (2000) signe la première collaboration entre la chorégraphe Jennifer Lacey et la plasticienne-scénographe Nadia Lauro. Suivent ensuite Châteaux of France (2001-2004), This is an epic (2003), The sound of Flat Things (manga) (2004), Diskreter Seitlicher Eingang – a squatting project (2) (2004-2005), et Mhmmmm (2005). Ces projets développent une recherche singulière dans l’univers chorégraphique contemporain. La mise en jeu des corps, les dispositifs scénographiques et les objets dessinent les linéaments d’un univers où la forme, bien que semblant prépondérante, s’efface au profit de sa dimension sensible et organique. En résulte des projets hybrides, multiformes, qui s’envisagent aussi bien sous le mode du spectacle que de l’exposition ou de la performance. Une lecture à double face qui saisit à la fois la surface des images qui nourrissent notre environnement quotidien tout en se laissant absorber par ce qui les anime de l’intérieur. Plus qu’aux éléments apparents – mouvements et plastique des corps, objets utilisés pour activer l’espace et la gestuelle des danseurs, environnements où prennent place les dispositifs chorégraphiques – ce sont les constructions souterraines, formes abstraites qui se matérialisent via l’objet artistique, qui prennent invariablement le dessus. Exit donc les corps formatés au langage chorégraphique spectaculaire et les décors prêts à l’emploi qui se plient sagement aux contraintes de la rhétorique décorative. L’espace, les objets, les matériaux employés par Nadia Lauro ne sont pas des alibis qui assurent le minimum fonctionnel et esthétique propre à la reconnaissance d’une charte spectaculaire. Au contraire, ils secouent le « bien voir » pour déplacer notre perception concrète de l’espace et des objets vers une perception trouble et intime. Les corps travaillés par Jennifer Lacey ne s’attachent pas à la construction d’un vocabulaire chorégraphique qui signerait l’univers de la chorégraphe selon des formules déjà consacrées. Ils investissent un état du mouvement que les danseurs vont disséminer chacun à leur manière à travers des images fortes, des images culturellement marquées, sortes de catalogues de personnages familiers et d’environnements avec lesquelles nous cohabitons au quotidien. L’échantillonnage est large. Citons entre autres les pornos stars version aseptisée ($Shot, Châteaux of France et The sound of Flat Things (manga), les Marie-Antoinette, Fantômas, Prince de conte de fée et autre travesti façon Jackie Kennedy (Diskreter Seitlicher Eingang – a squatting project), les personnages de Shinning de Stanley Kubrick et The thing de John Carpenter (This is an epic) ; des ersatz de sorcières de Salem et du spectre japonisant de The ring d’Hideo Nakata (Mhmmmm) et ces figures inclassables, pourtant confusément identifiables, de ces deux femmes portant culotte, bonnet, tee shirt, chaussettes hautes et sabots, sorte d’excroissance d’une publicité pour la marque américaine GAP (Châteaux of France). Ces personnages qui oscillent discrètement entre le fantastique et le banal semblent mettre en scène leur droit à l’image comme une affirmation pour apparaître au-delà de la plastique figée à laquelle ils sont d’ordinaire relégués. Au-delà de l’image, ils préfèrent s’attacher à des actions qui ne viennent jamais confirmer leur apparence, leur conférant une présence proche de la neutralité. Leurs tentatives cherchent à investir des formes qui peuvent les définir autrement en regard d’un environnement extérieur ; un lieu, un geste pour soi ou vers l’autre, une phrase – sitôt prononcée et déjà perdue. Ce que ces tentatives parviennent à faire, c’est à dessiner des traces, éphémères et pourtant persistantes. Des traces qui dans un premier temps ne semblent jamais nous atteindre. Elles suivent en fait leur propre temporalité, lente, échappant à la dynamique du quotidien. Une temporalité rarement explorée, presque inutile par l’inefficacité qu’elle confère aux gestes et aux lieux qui les encadrent, et qui opère pourtant d’étranges possibilités d’appropriation. Les traces que ce temps révèle s’insinuent profondément. Elles rejoignent le flot d’images engrangées dans notre mémoire ; ces images que l’on croit effacées et qui pourtant nous accompagnent, discrètes, dans notre perception du quotidien, pour venir plus tard matérialiser de nouveaux récits.
Jennifer Lacey et Nadia Lauro s’intéressent à l’expérience réceptive. S’il existe un vocabulaire capable de définir cette expérience, celui-ci rassemble tout à la fois les images des personnages, les caractéristiques des lieux et des actions, celles des atmosphères, des états, des sons. A travers ce corpus, plutôt que d’œuvrer à l’élaboration d’une forme ou d’une structure elles optent à leur déformation permanente : les corps, objets et espaces se modèlent par disséminations réciproques. Ils deviennent des lieux d’expérimentations dans leur nature même et pas seulement les vecteurs d’une mise en scène chorégraphique. En se modifiant ainsi constamment de l’intérieur et en reconsidérant ce qui la fait advenir dans un espace public et en tant qu’expérience auprès du public, les formes activées par Jennifer Lacey et Nadia Lauro cherchent constamment à déborder leurs propres cadres de représentation jusqu’à saisir une image inédite pour penser et voir le corps autrement – et par extension pour saisir l’espace non plus comme un lieu du spectacle mais comme un environnement à part entière. Les spectacles, installations visuelles, performances et séries de dessin que constitue de manière autonome l’ensemble des projets co-écrits par Lacey et Lauro, s’architecturent les uns aux autres pour constituer les extensions d’une forme artistique vers une autre. De la scène pensée en représentation frontale nous passons à l’exploration périphérique de chaque recoin du théâtre, de l’espace télévisuel nous explorons celui de la bande-dessinée. L’espace de représentation du corps n’est donc pas envisagé sous l’angle d’un cadre artistique défini. En se jouant des cadres, les deux artistes affirment au contraire cette nécessité pour le corps et son environnement d’être représentés et observés sous des angles multiples pour ne pas le laisser s’enferrer dans des définitions artistiques historiquement et culturellement trop marquées. Elles préfèrent inventer leurs propres grilles de représentation comme des cadres propices à la réception et à la re-création des images dans le but de remettre en jeu les modalités physiques qui inséminent notre époque – via l’expérience du danseur et du performer – et celles des environnements qui configurent cette expérience – via l’espace artistique. En conséquence de quoi, Lacey et Lauro considèrent que la recherche chorégraphique n’est plus la seule propriété du chorégraphe et du danseur, mais aussi celle de l’artiste visuel et du plasticien, du performeur et du créateur sonore, tous s’associant pour faire résonner de concert les multiples voix qui s’offrent au corps et à ses modes de représentation. Rappelons que cette perspective, bien que traversant différents courants de l’histoire de la danse moderne et contemporaine occidentale au XXe siècle, s’actualise très fortement en Europe depuis le milieu des années 90, période qui voit émerger une génération de chorégraphes désireux de reconsidérer dans leur propre pratique les fondements mêmes de la représentation chorégraphique, de ses modalités spectaculaires ainsi que de ses espaces de pensée. Le corps et « sa danse » ne sont plus l’apanage des codes chorégraphiques mais le résultat d’une observation et d’une réflexion sans cesse reconduite – observation et réflexion qui ouvrent le corps à ses multiples mises en relation avec son environnement culturel, social, politique et artistique. Il s’agit donc moins d’inventer des formes chorégraphiques sous l’effet d’un conditionnement artistique, que de s’approprier les signes d’une époque et d’inventer des jeux de circulations entre le passé et ses conventions artistiques et le présent et l’émergence de formes pensées en résonance avec son époque. L’expérience du regard et du corps devient prédominante. Elle est un vecteur qui fait la synthèse entre diverses pratiques artistiques, espaces traversés et fictions inventées. A l’image du travail de Nadia Lauro et de Jennifer Lacey, de nouveaux parcours sont mis en place pour inventer d’autres modes de réceptions corporelles et visuelles – des parcours envisagés comme des supports d’expériences pour ouvrir sur une autre politique pour penser le corps, sa place dans un environnement fictif ou quotidien, son impact sur l’extérieur. L’évolution récente des formes chorégraphiques apparaît comme la conséquence de cette politique du regard ancrée dans des recherches corporelles capables d’introduire d’autres systèmes de représentation. Des systèmes qui s’articulent autour de modes de pensée indépendants des canons de l’institution chorégraphique, lesquels canons font encore dire aujourd’hui qu’il y aurait d’un côté « la danse » et de l’autre la « non danse » dès lors que « la danse » n’est pas « dansée » selon certaines normes chorégraphiques. Se souciant peu de cette absurde opposition – et non moins absurdes définitions – les formes de danse contemporaine qui nous préoccupent ici préfèrent s’affirmer comme n’étant pas l’apanage d’une propriété des formes. De fait, elles en bousculent constamment les règles formelles qui tentent de la définir. Plus que de courant, il faudrait parler d’esthétiques singulières, esthétiques à travers lesquelles chaque chorégraphe invente sa propre structure, sa propre dimension plastique sans pour autant chercher à affirmer une signature qui rendrait les œuvres immédiatement identifiables. L’art chorégraphique ne se limite pas au seul espace du mouvement dansé. Il signe une action continue entre la culture et le corps, nécessitant d’inventer à chaque fois une structure et un vocabulaire qui permettent d’actualiser les multiples conjonctures qui nous entourent. Des conjonctures qui s’observent comme des expériences fondatrices et qui re-signifient en permanence les grammaires rattachées au genre chorégraphique. Dans cette perspective, Lacey et Lauro nous montrent que la danse est avant tout une affaire de corps, d’écritures et de cadres. Les images et les dispositifs artistiques qu’elles emploient pour les véhiculer négocient à chaque nouveau projet d’autres manières de penser le statut même de la chorégraphie. Jennifer Lacey nous le dit : « Quelques soient les mouvements ou l’énergie présents dans les projets, la source est toujours la même, les corps… seuls les projets changent et avec eux le type de mouvement » (3). Pas d’effets de style ni de genres revendiqués mais une exploration sans cesse reconduite des formes et des dramaturgies à investir.
Ce jeu des genres, Jennifer Lacey le travaille à même le corps à travers le regard qu’elle porte entre autre sur la question de l’identité des sexes. Pour cette américaine qui a vécu à New York jusqu’en 2000 – année où elle s’installe à Paris – la conception des genres n’est pas qu’une spécialisation universitaire ou un discours théorique. C’est avant tout un mode de pensée et de réceptivité – un mode de « performativité » et de « capacité d’agir » selon les termes de Judith Butler – qui permet au corps de se construire son propre genre identitaire au-delà du système binaire homme/femme. L’espace que Lacey investit est celui d’un entre-deux des genres, d’une circulation possible d’un pôle vers un autre pour considérer autrement ces corps culturellement constitués afin d’en proposer une vision intime et singulière. En d’autres termes, Jennifer Lacey joue son sexe et se joue du même coup des modes de représentations du corps et de ces sexualités à l’œuvre « traditionnellement » dans l’histoire de la danse : sexualités sensées incarner le féminin et le masculin, et à travers ces deux genres, incarner des fictions qui illustrent les grands élans « fondateurs » des rapports et des récits ente les hommes et les femmes. Attraction, répulsion, confrontation, évitement, solitude de l’un sans l’autre, support de l’un pour l’autre, apothéose à travers l’union des corps, etc., sont des événements qui ont longtemps structurés la dramaturgie et les mouvements chorégraphiques. L’héritage nous vient directement des grandes figures et récits de la danse classique, et perdure même à travers l’explosion de la danse contemporaine en Europe dans les années 70 – chaque chorégraphe construisant à leur manière un vocabulaire et un univers chorégraphiques naviguant à travers cette relation binaire entre homme – femme. Qu’ils se construisent avec elle ou contre elle, c’est toujours dans le prisme de ce lien que les corps et les mouvements nous parviennent, instaurant d’emblée un rapport hiérarchique et stéréotypé dans la démonstration des corps et des genres. Même si la danse contemporaine d’alors tentait d’instaurer sur scène un nouveau type de corps – un corps plus « démocratique », loin nous disait-on des canons esthétiques imposés jusqu’alors par la danse classique et moderne – elle n’en restait pas moins liée à une vision universelle et non singulière du corps, lui assignant des qualités féminines et masculines clairement identifiables. Ce n’est donc pas à travers la pulsion de ces corps dansants que les fondements même de la représentation du corps furent ébranlés mais plus par le biais d’une invention plastique du mouvement dansé, chaque chorégraphe inventant son espace chorégraphique et son vocabulaire. La génération suivante, celle qui émerge au milieu des années 90 avec des chorégraphes tels que Boris Charmatz, Claudia Triozzi, Vera Mantero, Christian Rizzo, Myriam Gourfink, Jérôme Bel, Xavier Le Roy, La Ribot, Alain Buffard et Emmanuelle Huynh, cherchent au contraire à dénaturaliser ce corps stéréotypé en offrant un ensemble de stratégies de construction, déconstruction et reconstruction du corps. Le corps est plus traité comme un instrument capable de reconsidérer différemment son propre champ de représentation, sans affects ni rapports pathologiques à ces schémas du corps en mouvement. Que reste t-il alors du corps ? Une mise en acte, une « capacité d’agir » corporelle et diffuse qui vient directement puiser dans les ressources des échanges culturelles. C’est pourquoi la définition d’un acte pluridisciplinaire pour qualifier les différentes esthétiques et stratégies de ces œuvres chorégraphiques est une approche qui en fausse la lecture. En effet ces stratégies prenant forme à travers des identités toujours changeantes, elles intègrent les contextes dynamiques environnants afin de créer d’autres modes de représentation du corps dans le champ culturel, d’autres significations par le biais de nouveaux signes artistiques. Ces signes se constituent à même le corps et l’acte chorégraphique, et ne sauraient être identifiés couche après couche, à la manière d’une fouille archéologique qui poserait côte à côte les éléments disparates décelés dans le but de reconstituer une énigme artistique…
A travers l’acte de la représentation, les corps pris en charge par Lacey et les danseurs et performers avec qui elle travaille s’approprient librement ces signes culturels, loin d’une définition passive des sexes dont le langage – maintes fois répété et donc codifié – n’offre plus d’autres possibilités que celle d’un stéréotype de la représentation du corps et donc du chorégraphique. Ce que montre Jennifer Lacey c’est à la fois une a-sexualisation et une hyper-sexualisation des corps. Entre les deux, pas de rapport de cause à effet, sinon des fictions qui s’inventent, des fictions contemporaines puisqu’elles puisent dans le registre iconographique contemporain pour les réinventer à leur tour. Ces corps visibles par leur surface élaborent des fictions qui révèlent en même temps leur propre intemporalité. Ces corps-là ne cherchent pas à marquer leur époque – simplement à dérouler le fil d’un temps appelé à se répéter, vécu en boucles temporelles, dans le but de s’approprier son propre genre performatif. Ainsi incarnés, ils deviennent palpables et visibles aux yeux du spectateur, ils nous apparaissent intelligibles. C’est cette matière-là que la chorégraphe travaille, celle qui va au-delà des genres consacrés. C’est pourquoi, encore une fois, la forme chorégraphique a peu d’importance. La forme s’exécute vers une possible autonomie des sexes et vers ses arborescences fictionnelles. Elle construit sa propre logique narrative préférant observer ce qui met les corps en mouvement. Ce qui les rassemble aussi en une communauté plus sous-tendue par des flux mouvants qui connectent les corps entre eux que par l’affirmation d’utopies ou d’idéologies communes. Jennifer Lacey et Nadia Lauro explorent ces territoires comme des aires de jeux où elles inventent leurs propres règles amenant les spectateurs à prendre de fait une position active face aux objets artistiques qu’elles leur proposent. Elles dressent une cartographie où se sont les strates de l’expérience du corps et des environnements qui déterminent celle de la perception et de la représentation.