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Smaranda Olcèse, "Entretien avec Nadia Lauro", Inferno, Summer-Fall 2016, pp.140-145

Entre la sculpture, l’installation, le décor, l’environnement, quel est le statut de l’objet dans votre travail ? Comment se situent vos propositions scénographiques par rapport à ces différentes frontières ?

Nadia Lauro : La question du décor a très vite été évacuée de mon travail. Je définis mes propositions plastiques en termes d’espaces scénarisés, d’environnements qui contiennent des scénarios à activer, que je conçois souvent comme partenaires de danse. Tous mes espaces sont bien sûr concernés par le sens de différents projets et agissent comme des vecteurs d’intensification de ce sens, selon des modalités très différentes. La palette de réflexion est toujours très ouverte. Pour moi le travail plastique et spatial est un médium qui permet d’approcher les questions à l’œuvre, de les intensifier, les contredire, les bousculer, engager le dialogue. Je viens davantage de l’architecture et des arts visuels. J’ai toujours trouvé que la scène est un espace des plus difficiles, car la question de la représentation y est d’emblée inscrite – la boite noire véhicule une fausse neutralité – et qu’il faut l’évacuer, nettoyer le lieu avant d’y amener sa proposition spécifique.
L’histoire de l’architecture de jardin m’a influencée davantage que l’histoire du théâtre. J’aime beaucoup le fait qu’au sein d’un jardin baroque du XVIIème la promenade soit mise en scène pour le regardeur, lui même mis en scène. Cette question du regardeur regardé, appartenant à une situation concernée, m’intéresse énormément.
Les environnements sont mes espaces de prédilection, de par leur qualité immersive, leur capacité à intégrer le public comme participant. J’ai imaginé beaucoup de dispositifs dans lesquels le public était impliqué. J’ai aussi inventé des stratégies pour travailler la question de l’environnement même dans un rapport frontal. Pour ne citer qu’un exemple, dans la pièce de Vera Mantero _K(‘)SU’PSRTEIS(‘)’PAREIKO’TAJUIIDOJIIMU’DUZO’DULE (2002) et sa salle d’attente pour super-héros fatigués, avec des murs qui respirent, verts et gonflables, prenant le rythme du souffle, tout l’espace est animé par une respiration, sans que cela soit immédiatement perceptible, nommable. C’est infime, il y a d’abord une sensation étrange qui s’installe. J’aime beaucoup cette hyper-acuité et la dimension organique qui s’active même à distance.

Pouvez-vous évoquer d’autres types d’espaces que vous avez imaginés au fil de vos collaborations, notamment avec des chorégraphes comme Jennifer Lacey, Vera Mantero, Fanny de Chaillé, Latifa Laabissi ?

Nadia Lauro : Au fil du temps j’ai développé une sorte de typologie subjective, compte tenu de la nature à chaque fois spécifique des espaces que j’imagine.
Nous avons déjà évoqué les environnements immersifs et les environnements à distance.
Il y a aussi les espaces dansants, comme dans la pièce Adieu et merci (2013) de Latifa Laabissi pour laquelle j’ai conçu ce rideau de scène dansant, que j’active manuellement, qui suit littéralement la performeuse et devient un véritable partenaire de danse.
Quant aux architectures vivantes, nées du fantasme d’une scénographie idéale, qui prendrait en compte mes questions liées à l’immersion et à la perception, elles se déploient par exemple dans le projet I Hear Voices (2006 – 2007). Il s’agit d’un jardin public d’intérieur, fait de montagnes, de rochers en fourrure avec des voix à l’intérieur. En réponse à une invitation de Kaaitheater à Bruxelles, j’avais le désir de penser une salle d’échauffement du regard, une mise en condition. Tout comme les danseurs s’échauffent avant d’entrer sur scène, je souhaitais offrir aux spectateurs la possibilité de se décharger de leurs attentes et des tensions extérieures. Il y a toujours une dimension performative qui active ces architectures vivantes : un groupe de personnes qui activent une dramaturgie de l’espace à partir de micro-actions très ambiguës, à la limite du spectaculaire. Cela peut prendre différentes formes, qui s’adressent subtilement à la sensibilité des personnes concernées : des dialogues de film disséminés dans la rumeur qui précède l’entrée du public ou encore des rayonnements, des personnes d’hyper bonne humeur, qui infiltrent des états dans une situation anodine pour la faire glisser vers le fantasmagorique.
Toujours dans le contexte des architectures vivantes, j’aimerais évoquer la pièce co-signée avec Jennifer Lacey, MHMMMMM (2005), un trio qui évoluait dans un espace définit par une trentaine de personnes accessoirisées, un groupe de figures périphériques agissant comme troisième œil. Ils réduisait physiquement l’espace, le dessinaient, mais surtout construisaient une situation de regardeur- régardé par rapport au public et par rapport à la danse. L’espace est donc activé par de vraies personnes, proches d’une certaine manière aussi du chœur du théâtre antique, de par leur possibilité d’offrir des commentaires sur la situation, en combat ou en complicité avec elle.
Je pourrais mentionner ensuite les dispositifs machines – machines à voir, boites dans la boite. Self Portrait camouflage (2006), la pièce de Latifa Laabissi s’appuie sur ce type de dispositif de sur-exposition qui met en jeu le public comme voyeur et contient une certaine violence. Je suis un metteur en scène japonais (2011) est un autre exemple de boite dans la boite. Dans cette pièce de Fanny de Chaillé, les images ont besoin de se renouveler en permanence. J’ai donc imaginé un espace qui gardait la possibilité d’être une sorte de maquette, qui ne plantait pas un univers, mais préservait un maximum d’abstraction, un origami géant, une boite en carton dépliée à l’échelle du plateau.
Ensuite, il y a ce que j’appelle les maisons. Le tapis de CHUT (2015), par exemple. Cette idée de la fiction anamorphique, je l’avais déjà développée pour un projet antérieur avec Emmanuelle Huynh, Augures (2012) à partir du film de Kubrick. L’espace scénographique pré-existait au travail de répétition. Les danseurs y arrivaient comme dans un hôtel et j’avais travaillé cet l’hôtel comme personnage, comme menace, comme paysage, comme organisme. Il s’agissait de jouer la déformation comme anamorphose. Davantage que l’illusion, j’étais intéressée par l’écart dans la perception, le décalage entre la surface plate du tapis pratiqué par les danseurs et le volume fictionnel en anamorphose vu par le public, à même de provoquer une sorte d’hyper-acuité. L’anamorphose est l’art de la perspective secrète qui permet de cacher des images dans d’autres images.

Qu’en est-il des antichambres ? Je pense notamment à Orfeo e Euridice (2006) où la tension rituelle est très présente avant que la pièce ne trouve sa résolution dans un dispositif quadri- frontal?

Nadia Lauro : Les typologies se chevauchent parfois. Les antichambres concernent cette préparation du regard, une sorte de détournement, pour lâcher les attentes et se rendre disponible. Orfeo e Euridice est un opéra que nous avons monté avec Jennifer Lacey, à Vienne, dans la salle de bal du château de Schönbrunn, château de Sissi, . La pensée de cet opéra était orienté vers l’imaginaire de la cérémonie, des sociétés secrètes. Le public était invité à constituer un deuxième chœur. La configuration comprenait les musiciens, les chanteurs principaux, le chœur et le public, dans un dispositif quadri-frontal où tout le monde portait un costume/accessoire de cérémonie spécifique sauf les deux figures centrales, Orféo et Euridice. J’avais donc prévu une sorte d’antichambre, où les spectateurs étaient habillés avant d’entrer dans la salle de spectacle. Mes scénographies sont autant dans ce que je produis sur scène, que dans la proposition d’un autre mode de regard. L’idée de traversée, la préparation, la mise en condition par l’antichambre ont quelque chose qui me passionne.

Comment situer dans ce travail la montagne hiératique toute en fourrure de Saga (2015), la pièce de Jonathan Capdevielle?

Nadia Lauro : J’ai proposé une montagne – animal tapi en fourrure, gardien de la mémoire. Je la situerais parmi les antidotes, parce qu’il en faut toujours ! Ces antidotes sont des sortes de sculptures centrales monolithiques aux antipodes de la notion d’environnements qui m’intéresse tant. Je ne me suis pas pour autant complètement interdit de revisiter cette idée, surtout dans une pièce de Vera Mantero, Jusqu’à ce que Dieu soit détruit par l’extrême exercice de la beauté (2005). J’ai imaginé une sorte d’énorme monolithe, une météorite posée sur scène, une pure présence, une sorte de sujet.
Quant aux in-situ, j’aimerais évoquer la création d’Antonija Livingstone pour ActOral à Marseille, aux Bernardines, une salle dont l’architecture reprend des motifs antiques. Les spectateurs étaient installés au fond de la scène et face à eux j’ai déployé un paysage de sièges vides rouges, une sorte de mer qui descend jusqu’au plateau, comme si les sièges s’enfonçaient dans le sol jusqu’aux pieds des spectateurs.
Et pour finir la typologie, il y a toutes les autres scénographies. Dans Pourvu qu’on ait l’ivresse (2016) co-signée avec Latifa Laabissi, il s’agit d’objets/environnement contenant un mode opératoire, une règle du jeu qui transforme l’espace et la situation. Pourvu qu’on ait l’ivresse travaille une sorte d’élan souterrain, crée les conditions du surgissement ce qui n’est pas facile à nommer.
Je voudrais m’attarder sur Les Coureuses,(2004-2016), installation et performance de six mois, que j’ai réalisée la première fois sur le terrain de tennis des jardins de la Fondation Serralves et que j’ai installé ensuite dans beaucoup de contextes différents. Il s’agit d’une course de plantes sur un terrain de tennis, avec démarrage, arrivée, supporters et dopage. C’est une invitation à ralentir qui se joue dans la contradiction entre le temps spectaculaire de la performance sportive et celui , invisible, de la pousse d’une plante. Il n’y a rien à voir et qu’en même temps nous regardons le mouvement même de la vie. Cette installation sera montrée cet été à Hédé dans le cadre d’une association du festival Extenssion Sauvage et le théâtre de Poche.

J’avais beaucoup aimé aussi votre proposition pour la dernière pièce d’Alain Buffard, Baron Samedi (2012).

Nadia Lauro : La scénographie du Baron Samedi est une grande page blanche déposée sur scène, une partition à écrire, un tapis métaphoriquement déformé par le refoulé des questions post-coloniales qu’il cache et abrite.

Pouvez-vous revenir sur La Clairière – cet environnement immersif à la manière d’une grotte imaginé dans le cadre du Nouveau Festival en 2013?

Nadia Lauro: Bernard Blistène avait orienté cette édition du Nouveau Festival 2013, vers les langues imaginaires et inventées et nous a invité a faire une proposition durant 3 semaines dans la galerie 315 du centre Pompidou. Fanny de Chaillé, très attachée à la question du langage et à la poésie sonore, désirait sortir la langue de la page et la faire entendre à travers la voix du poète, de l’écrivain, du musicien… Quant à moi, j’avais en tête un archétype d’espace lié au language :la clairière, un lieu de transmission de la parole, qu’elle soit secrète,rituelle ou dansée – et on pense aux sorcières de Salem – ou dite, transmise, oralement. Pour les anciens, à l’époque où le territoire était recouvert de forêts, la clairière était aussi un œil ouvert sur le ciel, sur les augures et les intentions des dieux, au cœur de la fôret, un espace originel de structuration de la pensée. Je voulais travailler une qualité complètement abstraite, pour que toutes les paroles et les voix puissent se projeter. Il s’agissait d’une sorte de volume plein, constitué d’une succession de strates, de feuilles en papier, une sorte de livre à l’échelle de l’espace, creusé pour former une clairière dans la salle d’exposition. Et les découpes dans des plans successifs recréaient plusieurs couloirs, plusieurs chemins possibles, pour déboucher sur la clairière centrale accueillait de nombreux invités dans différentes modalités de rapports au public. Il s’agissait d’un environnement visuel pour entendre. J’avais en tête une phrase de Marguerite Duras qui dit faire des films pour entendre. Je souhaitais créer les conditions d’une concentration et d’une écoute toutes particulières.

Où situeriez-vous la distinction entre arts visuels et spectacle vivant par rapport à votre travail ? Il arrive que les propositions se rejoignent en termes de résultats, même si les points de départ des recherches plastiques et chorégraphiques sont très différents.

Nadia Lauro : Dans le champ de l’art une œuvre est autonome. Il y a certes une forme d’autonomie dans mes propositions, mais ce rapport de partenariat avec des artistes travaillant avec le corps et le geste m’intéresse beaucoup. Je crée donc des espaces ouverts, des espaces en manque et ceci dans les divers lieux qui j’ai pratiqués que ce soit les théâtres ou les musées. J’aime beaucoup travailler en collaboration, être en répétition avec les chorégraphes, surtout au début, quand tout est encore très flou. Ce sont des moments qui permettent des circulations, où je peux me saisir de petites choses, c’est très organique.
J’adore l’idée des espaces habités, à activer. Cela a du sens pour moi de créer des environnements dans un lieu d’exposition à partir du moment où je peux provoquer des situations de regardeur-regardé et activer des scénarios d’habitation. D’ailleurs, je travaille actuellement à une version de mon tapis en anamorphose pour un espace public.
La danse véhicule peut-être une sorte de dramaturgie implicite, où la question du temps et le rapport à la présence sont finement travaillés. Alors que du côté des arts visuels, j’aime penser aux environnements exaltés d’Allan Kaprow dans lesquels les visiteurs sont invités à partager un mouvement et une intensité pendant un moment donné. Ces parties dont on nous donne les règles de jeu, une grille des possibles, pour qu’ensuite le dispositif soit autonome, sont très différentes des propositions chorégraphiques qui génèrent des temporalités très ciselées. Il s’agit d’autres modes de construction, moins dans l’écriture et le contrôle, que dans la situation. Je me reconnais dans ces situations avec des éléments suffisamment développés qui induisent des modalités, tout en restant complètement ouvertes, où tout peut se produire. Je pense à une interview de Fellini où le réalisateur confie : je suis là, je crée les conditions pour que ça se passe et quand ça surgit, ma caméra est là!

Depuis quelques années, dans les études performatives et théâtrales, le live art, il y a un intérêt grandissant pour les dramaturgies et les chorégraphies induites par l’objet. Le rapport à l’objet et aux environnements est un élément essentiel de votre travail depuis les années 2000.

Nadia Lauro : Après ma sortie de l’Ecole de Beaux-Arts, je me suis retrouvée assez tôt impliquée dans les projets d’improvisation de Meg Stuart, notamment Crush Landing (1997), avec des performers exceptionnels qui travaillaient l’improvisation comme une grille de jeu, avec des paramètres à partir desquels créer des situations, avec tout ce qu’elles peuvent contenir de ratage total, de suspens, d’élan, d’éclat. Je sortais tout juste de l’école, je fabriquais des objets autonomes, clos, qui n’avaient besoin de rien et dans la relation avec ces performers, ils étaient désactivés d’emblée. J’ai très vite réalisé le besoin d’une relation presque physique des objets imaginés comme potentiel de génération de situations, sur un même mode, dans un partenariat. En tant que plasticienne, mon rapport à l’improvisation n’est pas le même que celui d’un danseur ou d’un musicien. Je préparais des éléments à insérer dans l’improvisation et je guettais le bon moment pour y aller, pour intervenir. Mais l’endroit de l’intervention directe était assez problématique pour moi.
Quand Benoit Lachambre m’a invitée à participer à un autre projet d’improvisation Not to Know (2001), j’ai proposé un environnement originel, avec des règles d’appropriation, où tout était donné d’emblée. J’avais recouvert tout l’espace de pelouses et j’aimais bien le basculement climatique que cela produisait, car c’était une saison froide et en rentrant dans la salle on sentait le printemps. Les spectateurs s’asseyaient dans l’herbe. Il y avait des éléments à activer sans que j’intervienne moi-même. Ces objets contenaient déjà des propositions d’usages, fonctionnaient en tant que potentialités, pouvaient induire des actions aux danseurs ou complètement les surprendre. La question de l’objet actif n’était pourtant pas si évidente à mes débuts. Dans le paysage chorégraphique un mode était assez répandue qui voulait qu’à partir du moment où un objet se trouvait sur scène, il devait être à tout prix utilisé, dans un rapport très accessoire. Quant à moi, j’étais convaincue dès le départ que l’objet peut avoir une force à soi, induire des lectures parallèles, renseigner sans être dans un rapport d’usage. Je crois à l’objet regardeur.

Vous êtes en train de préparer, avec Latifa Laabissi, la prochaine édition du festival Extension Sauvage (qui a lieu fin juin). Pouvez-vous nous dévoiler quelques éléments de la programmation?

Nadia Lauro : C’est la troisième édition pour laquelle je suis artiste associée à ce projet initié par Latifa Laabissi. Nous concevons ensemble la programmation et dans le choix des invitations, dans la manière dont les pièces s’associent, dans la relation de dialogue au paysage, une sorte de dramaturgie souterraine liée à nos années de collaboration est à l’œuvre. Une première journée aura lieu à Combourg, avec une pièce d’Erwan Keravec et Emmanuelle Huynh et Jours étranges, la pièce de Dominique Bagouet, remonté avec des adolescents, sous la direction de Catherine Legrand et Anne-Karine Lescop.
Le deuxième jour, au Château de la Ballue, Myriam Gourfink ferra un solo dans la forêt et ensuite, dans une grande allée de châtaigniers, nous avons invité Vera Mantero. Sophiatou Kossoko dansera une pièce de Robyn Orlin dans le théâtre de verdure du Chateau de La Ballue.