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Isabelle Launay, "Enquêtes scénographiques - Entretien avec Nadia Lauro", Grimaces du réel Latifa Laabissi, Les presses du réel – collection "Nouvelles scènes. 2016, pp.142-172

Isabelle Launay : Venue d’abord des arts plastiques, vous en être venue à travailler pour et avec la scène, et même sur scène, comment s’est faite cette rencontre et ce passage?

Nadia Lauro : Avant même ma formation aux Beaux Arts, j’ai d’abord suivi un cursus scientifique, en mathématiques et physique. Je suis donc entrée à l’école des Beaux Arts de Rennes (poussée au départ par un goût pour la photographie) marquée par cette approche scientifique, et j’abordais les sujets d’étude aux Beaux Arts comme des problématiques scientifiques en me demandant toujours quels étaient les paramètres de départ. Puis j’ai fait à Paris, une école plus spécifique en scénographie et j’ai longtemps hésité entre la scénographie de paysage, l’architecture du paysage et la scénographie plus liée à la scène.
Avec le recul, cette hésitation fut féconde : l’origine de la scénographie, je la situe, de ce fait, toujours dans l’histoire du paysage plutôt que dans l’histoire de la scène, c’est à dire au fond très éloignée des questions de décor, mais proche en revanche des questions liées à la mise en scène du regard. Quand je dis « mise en scène du regard », je pense notamment à l’histoire des jardins du XVIIè siècle : lors d’un projet à Vaux le Vicomte, par exemple, le jardin de Lenôtre, bien avant Versailles, m’a marquée parce que le travail de Lenôtre explore la relation regardeur/regardé. Dans le travail de ce jardin, il y a une mise en scène du regard pour le promeneur qui parcourt ce jardin, et au-delà une conduite de tous ses sens. Mais cette promenade, il garde la conscience qu’il appartient à une image globale qu’il active dans son déplacement – image globale que l’on peut voir d’ailleurs depuis les terrasses, puisque ce sont des jardins faits en terrasses.

Isabelle Launay : Cette inscription d’un sujet dans un paysage aurait ainsi nourrie davantage votre approche de la scénographie que la réflexion qui se menait dans la scénographie de théâtre?

Nadia Lauro : Oui, la scénographie de théâtre fut même une sorte de repoussoir, liée pour moi à des questions de représentation et de décors : le décor venant davantage illustrer un propos qu’activer un propos. Quand on travaille dans le paysage, on part d’un déjà là, on « pratique » un paysage, on crée un « scénario » spatial à partir de situations propres à des espaces publics.

Isabelle Launay : Il y a aussi des rencontres esthétiques et/ou personnelles importantes?

Nadia Lauro : Oui, car se faisant, je n’ignorais évidemment pas ce qui passait dans le domaine de la scénographie sur scène. J’avais par exemple était frappée à l’époque par Instance de Catherine Diverrès et Bernardo Montet. Mes rencontres avec la danse datent du début des années 1990. Je suis allée voir aussi Anne Teresa de Keersmaeker. Tout en étant aux Beaux-Arts, dans cette instabilité entre mon intérêt pour les questions de scénographie du paysage et de mise en scène du regard sur scène, j’avais mis en place avec d’autres étudiants de Rennes ce qui s’appelait les « Mercredis de la scénographie ». Nous faisions venir à l’Ecole des artistes qui montraient leurs spectacles au Théâtre National de Bretagne pour parler de leur travail. Je me souviens notamment que Jean-Marc Adolphe à une occasion nous avait montré des vidéos de danse incroyables. La danse m’est apparue comme ayant une palette d’outils très large et un propos beaucoup plus novateur et contemporain que le théâtre, qui me semblait plus cloisonné, bref, je trouvais beaucoup de proximités de contenus avec la danse, une sorte de communauté de perception.
Il s’est trouvé que Jean Marc Adolphe en 1993 a monté un projet qui s’appelait le « Skite, fabrique d’utopies », un truc de «-graphe », il invitait des scéno-graphes, des choré-graphes, des photo-graphes à travailler ensemble. C’était un projet très généreux, celui d’une fabrique d’utopies à Lisbonne, durant tout un été, pour lequel il invitait une centaine de personnes, dont trois étudiants dont je faisais partie ! J’étais attirée par le chantier d’urbanisme de Lisbonne, par les espaces résiduels de la ville que j’ai proposé d’activer par la danse. Et comme j’étais encore toute jeune, je demandais en gros à des danseurs de faire des « trucs sur des ronds-points»…. Mais là j’ai vu les pièces de Meg Stuart, de Vera Mantero (son trio Para Enfastiadas e Profundas Tristezas), j’ai rencontré Ami Garmon, Mark Tompkins, Franz Poelstra, Benoît Lachambre. Je percevais intuitivement qu’il y avait là moyen de travailler la question de la représentation et la scène différemment. Par ailleurs, ces gens, ces artistes, je les ai aussi rencontrés, et cela, au-delà de mon intérêt pour la question du mouvement et de l’espace.
J’étais par ailleurs très marquée par le travail de l’artiste américain Kapprow qui a formulé et expérimenté la notion d’ « environnement » et de happening. Il définissait d’ailleurs les happenings comme des environnements exaltés. L’environnement contrairement à un espace frontal est un espace dans lequel le public et les performeurs sont invités, ils participent d’un même espace.
Je voudrais m’arrêter ici sur quelques projets : Crash Landing de Meg Stuart en 1997. J’étais encore étudiante quand elle a monté ce projet d’improvisation avec des improvisateurs extraordinaires (Christine De Smedt, Louise Lecavalier, Vera Mantero, Steve Paxton, Meg Stuart, Marc Tompkins, Kate Valk, Claude Wampler….) de tout genre, des danseurs, performeurs, des musiciens, des plasticiens, dans différents lieux, le premier ayant eu lieu au Tanzquartier à Vienne. Je suis entrée dans ce projet et dans la danse telle une fusée inexpérimentée. On travaillait une chose qui m’était très étrangère venue des Arts plastiques, à savoir l’improvisation, pas l’improvisation complaisante où l’on déploie du mouvement au kilomètre enfermé dans un travail de sensation de danseurs à danseurs, ou de danseur à soi-même. La question était celle de la situation, comment générer une situation de groupe dans un rapport au public, comment mettre les gens en situation, dans un état de suspens, de jeu où il importe de trouver des résolutions, des solutions, comment peut-on générer de petits miracles ? Je percevais cela comme de « l’hyper non représentation », un travail sur le réel, sur son effraction, sur le moment présent.
Le temps d’un plasticien en effet – même s’il y a des plasticiens qui fonctionnent différemment – n’est pas le temps d’un musicien, ce n’est pas non plus le temps d’un danseur qui performe, c’est un temps de confrontation directe à des matériaux où il y a un minimum de préparation nécessaire. Il fallait trouver des solutions à l’échelle de l’espace tout entier en très peu de temps, dans un rapport improvisé. Ma première stratégie fut de travailler à l’échelle du corps, avec des vêtements et des objets à l’échelle du corps. Mais les objets que je créais et proposais dans ce cadre étaient encore des objets clos, des objets qui existaient pour eux-mêmes et je peinais à les activer dans l’improvisation en temps réel : j’étais sur le côté, prête à y aller et je me disais : « Maintenant… ce serait pas mal d’y aller. Puis là… ce serait un beau moment. …Là ce serait vraiment bien d’y aller. Et là, eh bien…c’est trop tard !». Par ailleurs, un objet a un intérêt dans une situation collective, sur scène, il génère une situation, il ne peut donc pas être un objet clos et autonome. Il doit être en manque de quelque chose. Il doit avoir une qualité d’objet « à activer ». Mais il ne s’agit pas de s’interdire toute confiance dans l’objet en lui-même, il n’est pas qu’un potentiel. Pourquoi par exemple faut-il que les objets soient usés dans leur usage ? Pourquoi lorsqu’on offre une tasse de café à un danseur, il va faire tout sauf boire le café ? Un élément, un espace peut être actif en lui-même, même s’il peut fournir autre chose.

Isabelle Launay : Le cheminement que vous retracez d’une production d’objets plastiques qui se déplace vers la nécessité de penser un espace comme un environnement, puis comme une situation, enfin comme une situation en temps réel où ton activité de plasticienne se met à l’épreuve d’un collectif en actions vous permet donc de proposer des objets comme potentiel d’actions dont le temps n’est plus seulement celui de l’exposition. Ce passage vers la scénographie en danse n’a pas été un choix de plasticienne dépitée qui trouve là un pis-aller, au contraire, c’est un espace dans lequel vous cherchez à véritablement développer une écriture de plasticienne. Est-ce que le désir d’une œuvre d’art stable et close que l’on exposerait dans un musée par exemple, est quelque chose que vous avez abandonné ou dont vous auriez une nostalgie éventuelle?

Nadia Lauro : C’est une bonne question, parce qu’en réalité, pas du tout. Avec l’invitation de Benoît Lachambre pour un projet d’improvisation, Not to know, en tant que plasticienne ou scénographe, « Visual Lady », j’ai changé de mode de travail car travailler en temps réel restait quand même une souffrance même si j’étais un peu devenue celle qu’on appelait souvent pour improviser : il ne s’agissait plus là d’objets à activer dans l’improvisation, mais de proposer un espace à double détente : qui existe comme un potentiel d’improvisation, mais qui puisse exister aussi en lui-même, qui préexiste à l’improvisation. C’était à Montréal dans une ancienne banque avec une grande baie vitrée sur la rue, un lieu très flexible, où se tenait des concerts, etc, sans gradins. Il faisait un peu froid, c’était l’automne. J’ai proposé un «basculement climatique» en recouvrant l’intégralité de l’espace d’une pelouse fraiche. Quand les gens entraient, ils étaient pris par cette odeur printanière qui les arrêtait un peu. Le public pouvait se balader dans cette sorte de jardin intérieur et partageait cet espace sensoriel avec les performeurs. Et il y avait aussi tout un tas d’objets/costumes, des têtes d’animaux sauvages très réalistes, des corps d’eunuques, un tas d’éléments qui étaient disposition avec des petites règles de jeu à destination des performeurs. C’était plutôt un dispositif avec une règle d’emploi, un scénario d’habitation. J’ai à ce moment là privilégié les « environnements » plutôt que les espaces frontaux, c’est à dire des espaces immersifs qui génèrent des manières de voir et d’être ensemble spécifiques. L’expérience de Not to know aurait été très différente pour le public si les choses s’étaient déroulées sur scène.
Par ailleurs, avec Benoît Lachambre comme Vera Mantero, et plus tard avec Jennifer Lacey avec qui j’ai eu une longue collaboration, il s’agissait toujours de participer d’une situation collective de réflexion. Cet échange collectif à partir d’un sujet d’étude que propose un chorégraphe ou un initiateur de projet où chacun apporte des réponses, une résolution ou en tout cas expérimente, est une enquête que chacun mène avec ses moyens, où l’on ne maîtrise pas forcément les outils ou les objets de départ. C’est quelque chose de très satisfaisant et je ne souffre pas du manque de travailler seule. C’est une enquête collective. Et s’il n’y a pas d’enquête à mener, il n’y a pas de projet pour moi. Par ailleurs, la question du rendez-vous avec le public est très luxueuse, contrairement à la situation en arts plastiques.

Isabelle Launay : Revenons sur un point : la scénographie comme un scénario d’habitation, et d’habitation collective. En quoi donc, selon votre formulation, la scénographie serait-elle «une forme expérimentale de l’architecture»? Apparaît après le paysage, l’environnement, la situation, la composition en temps réel, un cinquième terme, celui de l’architecture. Quels appuis prenez-vous dans une culture architecturale?

Nadia Lauro : Oui, de fait ma culture est bien plus architecturale que picturale. C’est l’espace dans ses trois dimensions qui m’intéresse, l’habitation dans ses trois dimensions pour les performeurs et pour le public. Ce qui fait scénographie, c’est le scénario d’habitation, la scénographie est plus un mode qu’un champ. Ce mode on pourrait dire que c’est le scénario tel qu’il est. Quand je parlais tout à l’heure du scénario à l’œuvre dans un paysage, je parlais d’une forme d’agencement, de mise en scène d’un déjà-là, les circulations, les vitesses, les points de vue. Sur scène, le scénario n’est pas là car la scène porte avec elle tellement de charge, un mode de regard déjà tellement structuré qu’il faut presque nettoyer le regard pour pouvoir voir et habiter cet espace. Ce « scénario d’habitation » est plus qu’un mode d’emploi de l’espace, c’est le propos lui-même.

Isabelle Launay: Ce serait le programme d’activité potentielle de l’espace et des objets?

Nadia Lauro : Tout à fait. Une scénographie est un espace en manque. Dans K(‘ )SU’ PSRTE I S(‘)’ PARE I KO’ TAJU¶ MU’ DUZ˜O’ DULE de Vera Mantero l’espace que je qualifiais, nommais – car je nomme toujours les espaces, au bout d’un moment ils trouvent un nom singulier -, était une « sorte de salle d’attente pour supers héros fatigués ». Tous les performeurs étaient dans des costumes de superman noirs et blancs avec le logo flouté. Le dispositif était une sorte de labyrinthe, un environnement fait de murs gonflables, verts, un peu translucides qui avaient la particularité de respirer. C’était des murs respirants. Ils étaient reliés à des séquenceurs qui les gonflaient et les dégonflaient, et j’avais calé ce mouvement sur un rythme respiratoire. On était dans un rapport frontal et je souhaitais impliquer le public dans un mode de regard particulier qui le déchargerait un peu de ses attentes en rentrant, un regard paradoxal, à la fois immersif mais à distance. En entrant, les gens ne voyaient pas les murs bouger. Au mieux, ils s’en rendaient compte au bout d’un moment, au pire, ils ne les voyaient pas, mais malgré tout, ils sentaient que quelque chose n’allait pas. La nature mobile de l’espace ainsi rythmé génèrait une forme d’hyper acuité. L’espace est alors en mesure de créer les conditions du regard, alimente, soutient le propos, sans être au centre des regards, il propose simplement dans ce cas des vitesses parallèles de fonctionnement. On m’a proposé de recréer ces murs respirants dans une galerie. Je ne voyais pas l’intérêt que des gens viennent voir des murs qui respirent dans une galerie ! Alors que dans ce contexte d’une pièce chorégraphique je trouvais cela beaucoup plus fort, ces murs étaient dans ce contexte une sorte de périphérie active qui n’aurait pas pu fonctionner dans un contexte de galerie.

Isabelle Launay: C’était un environnement pour une situation, pour des gens, pour quelque chose, il trouvait sa pertinence dans ce contexte là. Dans une galerie, on aurait fait face à un environnement pour lui-même, dégagé de toute nécessité hors celle d’une expérience sensorielle.

Nadia Lauro : Oui, et c’est quand même un peu court. Je trouvais au contraire intéressant qu’il y ait cette double vitesse, cette immersion à distance, cette sorte de mise aux aguets.

Isabelle Launay: Ce que faisaient les performeurs au sein de ces murs qui respirent intensifiait la présence de cet environnement, et réciproquement, on ne pouvait pas les dissocier. Il y aurait eu une autre pertinence, mais selon toi, amoindrie?

Nadia Lauro : Même si les performeurs ne mettaient pas en avant ou en scène la respiration, c’était là, « ça » respirait, dans une respiration globale de toute la situation. Cette idée était venue de cet échange collectif impulsé par Vera à partir d’un propos à développer sur l’attente, les temps d’entre deux, l’image de supers héros fatigués. Mes propositions étaient toujours connectées à ces préoccupations de travail développées au sein de chaque projet.
Les scénographies sont des architectures qui ont des qualités spécifiques. Elles ont d’abord une dimension nomade. Ce nomadisme est intéressant d’un point de vue architectural : on doit trouver des solutions techniques très spécifiques à cette qualité nomade. Elles ont aussi une approche particulière de l’usage. En architecture, quand on parle d’habitat, on est dans un usage fonctionnel ; dans la scénographie, c’est un usage fictionnel. C’est dans cette dimension fictionnelle que la scénographie a une dimension expérimentale pour l’architecture. Et puis il y a un rapport au corps particulier.
Aujourd’hui j’ai réussi à développer une expertise propre à l’échelle du corps, du travail de la sensation, du temps, de la temporalité de l’habitation, qui est propre à toute cette expérience de scène et en danse. En architecture, il n’est pas si facile d’aller zoomer sur cette échelle là, cette échelle du micro-mouvement en résonnance avec l’environnant. Mais néanmoins, la première phase de travail est toujours d’ordre architectural. Le projet est dessiné, c’est une architecture, une scénographie est une architecture, un dessin en trois dimensions avec des matériaux spécifiques… On pourra y revenir, sur cette question de faire parler les matériaux.

Isabelle Launay : Vous passez donc par le dessin d’abord?

Nadia Lauro : Oui, la base c’est un dessin, c’est une architecture. Ensuite viennent des qualités. Par exemple, j’ai toujours travaillé aussi bien les espaces que les costumes, c’est un tout, un dialogue, un contrepoint. Mais la base, le premier niveau, c’est le dessin de l’espace, une structure, un espace dans l’espace. Ensuite arrivent des qualités sensorielles, des objets, un mode de fonctionnement, un mouvement, une respiration, une temporalité, et puis « des cerises sur le gâteau » comme j’aime le dire qui sont les signes qui orientent directement le sens.

Isabelle Launay : Parleriez-vous de sculpture?

Nadia Lauro: Non. Mais il y a des exceptions que j’appelle des « antidotes », on pourrait dire des sculptures pour les opposer à des espaces à habiter, des espaces génèrent des manières de voir et d’être ensemble spécifiques, à des environnements inclusifs. La sculpture est plus en distance, c’est un autre rapport, même si j’ai fait des scénographies qui ont un aspect plus sculptural.

Isabelle Launay: Après tous ces éléments, pouvez vous revenir sur le théâtre comme lieu, sa frontalité, des forces spatiales qui sont à l’œuvre dans ce lieu. Sont-elles une forme de menace, de poids, ou est-ce une boite de Pandore dès lors que vous avez tous ces outils pour interpréter l’espace?

Nadia Lauro : Pour moi, l’espace du théâtre est souvent plus problématique que stimulant. Il y a des exceptions évidemment en fonction des projets. L’espace du théâtre est difficile car il est très dessiné, il fonctionne selon des modalités de regard ou de relations qui préexistent de manière très forte. Quand je disais que dans le paysage, j’aime travailler avec le déjà-là, eh bien là, au théâtre, laisse tomber… Il m’est arrivé de travailler dans des théâtres incroyables, comme ces vieux petits théâtres à l’italienne. Mais là, y mettre un dispositif comme je l’ai décrit, c’est très difficile. Cela nécessite une opération du regard complexe. Par contre, faire un projet dans le théâtre à l’italienne comme un in-situ, avec le déjà-là, est très riche, j’y travaille alors comme dans une piscine ou sur un terrain de golf. J’analyse tous les paramètres qui dessinent ce type de lieu et je joue avec. Mais en tant que lieu générique, puisque les spectacles tournent, il y a un « gros nettoyage » à faire, pour libérer le regard et amener une sorte de démarrage… C’est un lieu qui reste pour moi extrêmement contraignant, les modalités de regard qui y préexistent ont une histoire qui est très longue.
Au Kaaïtheater, il y a quelques années, Johan Reyniers et Petra Roggel m’ont invitée à faire un projet dans le foyer du théâtre, l’espace avant de rentrer dans le théâtre, situé entre la rue et le théâtre. J’ai souhaité là une « salle d’échauffement du regard » pour le public, un espace disons, très conceptuel. Au même titre que les danseurs s’échauffent avant d’entrer en scène, je voulais travailler sur « l’échauffement » des conditions du regard pour le public. Ce projet, I hear voices, est un environnement, une sorte de jardin public d’ intérieur, un paysage fictionnel constitué de montagnes, rochers en fourrure diffusant des voix. Cʼest un espace immersif, entre «jardin mental» et «salle dʼéchauffement pour public» qui est scénarisé et habité par un « faux-public », entre paranoïa et fantasmagorie.

Isabelle Launay: L’espace devient-il alors un organe vivant?

Nadia Lauro: Oui, j’appelle cela des « architectures vivantes». Avant I hear voices, j’avais créé la scénographie de Tu montes ?, avec Franz Poelstra. Celle-ci agissait avec un faux public dans le public. C’était des gens, issus d’un workshop donné avec trente ou quarante personnes ainsi que des invités spéciaux (groupe de sportifs en tenues, femmes enceintes….) qui arrivaient en même temps que le public dans l’environnement et déployaient un scénario d’habitation « camouflée » parmi les gens. Des performeurs – Jennifer Lacey, Dimitri Chamblas, Franz Poelstra, Barbara Manzetti … – initiaient le jeu comme des îlots solistes. Petit à petit, l’espace, le spectacle, le projet, s’étendait de la vision des performeurs à la situation globale. S’infiltraient des états qui voyageaient. La situation pouvait être certes un peu paranoïde pour le public, mais en même temps, cela révélait une réalité d’assemblée. Ce sont ces expériences que j’appelle des « architectures vivantes », sortes de fantasme de scénographies idéales, quand l’espace devient un organisme sous l’effet de l’action des gens.
A la Ménagerie de Verre, pour Tu montes, les gens entraient dans la salle par le « garage », et j’avais créé un environnement dans le hall. Il y avait de la mousse ondulée d’isolation phonique au sol, qui remontait sur tous les murs comme des pistes de skateboard, il y avait des faiseurs de bulles géantes à l’étage, et une bande sonore immersive réalisée par Boris Hauf. Les gens étaient pris accueillis par un sol presque spongieux qui ralentissaient et étouffaient leur pas, ils s’enfonçaient et ralentissaient, et petit à petit, le spectacle s’étendait à la situation.
La troisième étape de ces architectures vivantes fut Mmmmm avec Jennifer Lacey, un trio avec Jennifer Lacey, Barbara Manzetti et Audrey Gaisan-Doncel. L’espace que j’ai proposé pour ce projet était constitué de trente personnes, des figurants qui fonctionnaient comme une architecture. Pas comme un décor vivant. Ils ne reproduisaient pas des scènes. Ils constituaient par exemple en une ligne de personnes en noir, au fond de la salle, munies de petites lampes de spéléologues, une sorte de figure menaçante. Ils avançaient tellement lentement qu’on ne les voyaient pas avancer, ils compressaient et réduisaient l’espace des danseurs jusqu’à se retrouver face public. Ici, il y avait ces corps devenaient éléments d’architecture puisqu’ils travaillent sur des paramètres de l’espace. Et ils fonctionnaient aussi comme une périphérie organique par rapport au trio de danseurs, comme un « troisième œil ». La responsabilité de la scène était partagée. Et eux étaient dans une situation luxueuse d’être à la fois observateurs et acteurs du spectacle.

Isabelle Launay: A partir de tous ces principes de travail, pourriez vous poser une forme de typologie des espaces que vous avez fabriqués?

Nadia Lauro : Oui, bien volontiers. Car c’est une typologie subjective que j’ai eu besoin d’élaborer progressivement pour m’aider à me positionner clairement non par rapport à une pratique du décor, mais en relation avec une architecture qui prendrait en compte la question du regardeur-regardé, de la situation, des espaces à activer. Il me fallait nommer ma pratique qui ne trouvait encore de nom. Nommer. Je ne faisais pas des « décors », –j’étais très réactive à ce sujet. Aujourd’hui, je me dis qu’après tout ce n’est pas si grave…mais au début, c’était un mot très péjoratif. « Scénographie », oui, j’acceptais, même si cela me paraissait encore trop lié au décor et trop général. D’où ce besoin de m’inventer mes propres catégories d’espaces.
Il y a d’abord « les environnements » : ce sont des espaces immersifs qui intègrent le spectateur comme participant, avec les performeurs. Il y a Hear voices (les montagnes en fourrure), Not to know (la pelouse fraiche), il y a Orfeo et Euridice, qui est un opéra que l’on a fait avec Jennifer Lacey, qui a été monté dans la salle de bal de Schönbrunn, le château de Sissi à Vienne. Le parti chorégraphique de Jennifer était très lié à la dimension de rituel dans l’histoire d’Orphée et d’Euridice. J’ai considéré ici le public comme un troisième chœur. J’ai donc habillé tout le monde, sauf les acteurs principaux. Le public entrait, s’habillait comme au sein d’un rituel de société secrète en somme. Le chœur de chanteurs était aussi habillé, comme les musiciens. Mais les acteurs, les danseurs, et les chanteurs principaux n’étaient pas habillés. Le public était comme participant de cette cérémonie. Il y a aussi La Clairière co-signé avec Fanny de Chaillé, qui était une sorte de grotte-clairière minimale en papier, environnement visuel pour entendre accueillant des performances autour de la question du langage et des langues inventées.
Une des premières expériences de ces environnements a été If you haven’t told everything, where does it go, en 2000, qui est une pièce faite avec Ami Garmon. Le public entrait, enfilait des chaussons, s’allongeait sur des ours polaires.
Ensuite,il y a « les dispositifs » : ce sont dans mon travail, une sorte de boite dans la boite de la cage scénique. Il y a dans le dispositif l’idée d’une machine optique, de machine à voir.

Isabelle Launay: Que l’on pourrait mettre donc aussi dans une galerie ou un musée?

Nadia Lauro : Oui, dès lors qu’il met en scène clairement la relation public/spectacle, public/scène, dans un dessin lié à des qualités d’optique. C’est le cas par exemple du dispositif de sur-exposition dans Self Portrait Camouflage de L. Laabissi.
This is an epic co-signée avec Jennifer Lacey avait un plafond lumineux couvrant qui allait du fond de la salle jusqu’au fond de la scène à seulement 2,50m de hauteur. Cela mettait les gens dans une sorte de plongée, de vertige, tombant vers la scène – il y avait aussi un sol en feutre jaune.
Il y a aussi la boite dans la boite, au sens littéral, d’une boite en carton, la scène-valise du Metteur en scène japonais de Fanny de Chaillé.
Il y a encore le dispositif des Coureuses lors d’une invitation de Cristina Grande, de la fondation Serralves, imaginé avec une paysagiste, Laurence Crémel – avec qui j’ai travaillé pendant quelques années au sein d’une association qui s’appelait Squash Cake Bureau. J’ai travaillé là sur le terrain de tennis du jardin de la fondation. C’est une performance qui dure six mois, une performance de plantes dans un contexte sportif, avec départ, arrivée, arbitrage, public, supporters et dopage. Un dispositif sportif avec des plots, comme des plots de démarrage de piscine, des fils avec des javelots, deux chaises d’arbitres, sur un terrain de tennis. Et les performeurs, les coureurs étaient des plantes, des plantes annuelles, des haricots d’Espagne. La durée de la performance était le temps de la pousse, pour les plantes annuelles, c’est donc six mois. En poussant, ces haricots faisaient une sorte de tapis vert. Ce projet était une sorte d’invitation à ralentir, puisqu’il y avait une contradiction entre le temps performatif d’une course sportive et celui invisible, indicible de la pousse d’une plante.

Isabelle Launay: Et cela relève d’un «dispositif» optique?

Nadia Lauro: Oui, car c’est une sorte de machine…

Isabelle Launay: …à voir lentement.

Nadia Lauro: Après il y a il y a ce que j’appelle les « espaces dansants ». Ce sont les espaces en mouvement. Il y a les murs qui respirent dont je parlais tout à l’heure. C’est aussi Lugares communes, une pièce de Benoît Lachambre, où la scénographie est une sorte de salle de conférence magnétique, dans laquelle des petits sièges, qui sont disposés en salle de conférence ont la particularité d’être tous motorisés, mais selon un mouvement extrêmement lent, qui fait qu’on ne le perçoit pas vraiment en le regardant. Mais au fil de la pièce, la configuration des sièges change et cela crée cette étrangeté. La situation était frontale, avec sur scène cette salle de conférence au sein de laquelle la configuration des sièges bougeait doucement. Il y a aussi Yes Sir, I can do it, qui est une pièce d’une performeuse viennoise, Barbara Kraus. C’était une sorte de dramaturgie du vent. Il y avait des rideaux devant les fenêtres des studios de Tanzquartier, et derrière les rideaux, de la lumière et des ventilateurs. Les rideaux étaient animés par un mouvement de vent, parfois très délicat, parfois pareils à des tempêtes, bref, toute une dramaturgie du vent. Ces espaces sont intrinsèquement mobiles, avec une temporalité propre à leur mouvement.
Un autre type d’espace, ce sont les « maisons ». Ce sont des espaces où l’habiter, au sens domestique du terme de « home », se pose. Dans cette série, je place Augures d’Emmanuelle Huynh, imaginé à partir de l’hôtel de Shining de Kubrick, qui en reprend la moquette et travaille sur une espèce d’illusion d’optique, d’anamorphose entre la réalité du mouvement du performeur et l’illusion du volume donné au public, alors que tout est plat.
II y a aussi Les assistantes. Même si on ne peut pas lire cela au final comme une « maison », à l’origine je l’ai travaillée comme une maison poreuse aux émotions, avec toute une dimension liée à Mesmer, une sorte de maison énergétique.

Isabelle Launay: Il y avait aussi comme les ruines d’une maison, ces socles qui dessinaient…

Nadia Lauro: … comme des fondations…

Isabelle Launay: … qui dessinaient clairement un espace relativement clos qui pouvait servir de terrain de jeu.

Nadia Lauro: Après, il y a les « espaces littéraires ». Je n’en ai pas fait beaucoup, mais j’ai beaucoup aimé l’expérience. C’était la traduction en espace d’un livre sur un mode complètement différent de ce qui serait une pratique traditionnelle du théâtre, consistant à prendre les didascalies pour donner le contexte. Il s’agissait d’aller tirer le cœur du propos, de l’ouvrage pour le traduire en espace, d’extraire son jus, ses qualités essentielles, et de les redéployer en termes d’espaces. A l’occasion d’une pièce, faite avec Alexia Monduit, à partir de Push, de la poétesse américaine Sapphire. J’ai travaillé à partir de son livre et j’y ai puisé des choses à traduire en espace. En général, c’étaient des ouvrages où il y avait une dimension imagée forte. Une autre expérience, qui était plus une expérience de scénographie d’exposition, Le voyage intérieur, partait de l’ouvrage A rebours de Huysmans, qui est vraiment un cadeau, tant il est riche en images, en images mentales. C’était une scénographie d’exposition d’art contemporain, et pas une exposition thématique, dont le commissariat avait été fait par Alexis Vaillant et Alex Farquherson, bref dans un contexte où les artistes savent très bien comment mettre en scène leur travail, et en général, c’est plutôt connecté au white cube. Donc il me fallait imaginer l’espace d’exposition à partir d’un livre, ramener des impressions sensorielles issues des visions à l’œuvre dans ce livre – ainsi par exemple, ce moment où Huysmans décrit son jeu avec une tortue sur un tapis, et l’incrustation des pierres sur la carapace pour faire ressortir le bleu du tapis… Ou encore cette évocation de l’aquarium d’encre noire connectée à des états différents suivant la journée, des états de toxicité. Bref, une affaire bien délicate… mais intéressante, car l’expérience des œuvres incluaient une dimension de voyage sensoriel portée par la scénographie.
Une autre de mes catégories est celle des « architectures vivantes ». La scénographie est constituée d’un groupe de personnes qui génèrent des architectures, des tensions, des états dans une situation performative. Ce sont des périphéries organiques. Le matériau spatial est constitué des personnes, qui constituent la scénographie. Il s’agit de Mhmmm, Tu montes ? , et I hear voices dont j’ai déjà parlé.
Il y a aussi les « in-situ », des expériences faites en partant du déjà-là. En partant aussi des théâtres. Avec Antonia Livingston par exemple, j’ai imaginé Fée, où j’ai vraiment travaillé avec les éléments du théâtre. On était dans le petit théâtre des Bernadines à Marseille. Les gens étaient sur scène, et face à eux il y avait des fauteuils rouges. J’ai fabriqué d’autres fauteuils qui devenaient de plus en plus petits, comme une mer de fauteuils qui venait se fondre dans le sol. Cela donnait une dimension paysagère au théâtre. Discrete Room Entrance, à Tanzquartier de Vienne, fut aussi un projet co-signé avec Jennifer Lacey où l’on avait à trois reprises squatté les décors des autres spectacles, ceux de Meg Stuart, Jan Fabre et Simon Frearson.

Isabelle Launay: Vous recomposiez ces décors?

Nadia Lauro : Non, ils étaient là, et on travaillait dans tout le théâtre, il y avait des performeurs, des gens partout, mais on squattait le dispositif des autres.
Pour terminer, il y a les « antidotes », parce qu’il en faut toujours ! Ce sont les monolithes, par exemple, la météorite posée au milieu de la scène dans Until the moment god is destroyed by the extreme exercise of beauty de Vera Mantero. Dans Saga, que je suis en train de réaliser pour Jonathan Capdevielle, une sorte de grosse montagne bestiole, un peu miyasakienne, posé sur scène.
Mais je n’ai pas parlé de Baron Samedi d’Alain Buffard, que je le mettrais dans… je ne sais pas. Il a aussi une dimension sculpturale… je le mettrais je crois dans la catégorie « dispositif ».

Isabelle Launay: Au-delà de cette typologie, qu’en est-il maintenant de votre démarche ? Vous parliez « d’enquête » menée avec des interlocuteurs, performeurs ou chorégraphes ? Quand l’interlocuteur amène peu d’éléments, est-ce une chance ou l’inverse ? Quelles sont les conditions de l’échange et du partage des imaginaires entre vous et le ou les artistes avec qui vous travaillez?

Nadia Lauro : J’aime utiliser ce mot d’« enquête ». La situation la plus intéressante est d’être dans une situation de chercheur qui entend résoudre une enquête. Et s’il n’y a pas d’enquête, il n’y a pas vraiment de projet. Il n’y a pas quand par exemple un chorégraphe me dit « Je veux faire une pièce et je veux que l’espace ce soit ça ».
Les gens avec qui je travaille me donne à penser l’identité visuelle de leur pièce. (Je ne parle pas ici des projets qui j’initie ou de ceux que je co-signe où les modalités de départ sont différentes). Ils arrivent avec un propos qui est une chose à penser, où l’espace n’est pas préexistant. Cela génère tout un temps de travail qui est l’ordre de la cuisine, de la réflexion, de l’expérience. A un moment donné, chacun avec ses outils, il y a une forme de résolution de cette enquête qui nous surprend. On trouve les modalités de l’enquête au fil de la recherche, elles ne sont pas préexistantes, elles peuvent être très abstraites parfois.

Isabelle Launay: Quel serait par exemple un démarrage de projet productif?

Nadia Lauro: Latifa Laabissi est très articulée dans ses démarrages de projets. Elle a toujours un sujet de recherche à la fois très ouvert et très ciblé. Ne serait-ce que sur Adieu et merci, sa dernière pièce, l’envie de faire une pièce sur la question des saluts, était moi déjà toute une possibilité de recherches. C’est déjà imagé et la question du regard de l’autre est essentielle dans son travail, il y a toujours la question de altérité et donc du regardeur regardé. Elle vient aussi souvent avec une figure comme point de départ.
Dans le cas du travail avec Jennifer Lacey, c’est plus abstrait, le travail porte davantage sur des modalités performatives avec lesquelles je suis invitée à jouer. Par exemple dans $Shot, inspirée par le vocabulaire du corps pornographique et de l’esthétique minimaliste, elle explorait la relation entre le voyeurisme et la contemplation. Elle m’a montré les matériaux chorégraphiques qu’elle était en train de trouver, il y avait déjà la formulation de son approche. C’est à partir de là que j’ai imaginé un sol vivant, organique et aqueux, rempli de liquide laiteux, réactif et amplificateur des moindres mouvement des performeuses.
Je travaille le plus souvent en suivant beaucoup les répétitions. C’est de là que je tire le jus. J’aime bien rôder. Au cours des répétitions, il y a les choses qui se formulent qui sont des stimulateurs forts, un travail plus abstrait aussi d’expérimentations durant lequel tu laisses monter les choses sans forcément les formuler. Je suis presque superstitieuse à ce sujet, je tiens à être là la première semaine de répétitions, même si ça foire totalement, que l’on ne sait pas où l’on va, je capte à ce moment là une situation spécifique, c’est à ce moment très empirique.
Vera Mantero, quant à elle, ne vient jamais avec une idée spécifique, elle amène plutôt un plateau qu’elle offre en partage, un plateau de matériaux philosophiques, de matériaux de pensée, pas des matériaux physiques définis. Elle travaille par exemple sur les « enjeux fondamentaux de l’existence », et à partir de là chacun s’expose, ce sont de sacrées questions. C’est un travail qui se développe sur des temporalités longues.
Avec Alain Buffard, c’est tout un monde à partir des questions postcoloniales. Son projet Baron samedi entendait lier Kurt Weill à la culture vaudou, un corpus de références très riche, travaillé ensuite en improvisation avec les danseurs. Tout cela forme un terreau dont émerge mon projet de scénographie. Chaque chorégraphe a sa propre modalité de travail.

Isabelle Launay: Vous proposez plusieurs projets d’espace ou à un moment donné apparaît une forme certaine?

Nadia Lauro: C’est variable. Dans le cas de Augure, le démarrage était lié au film de Kubrick Shinning, le film en lui-même était un stimulant fort. J’ai donc tout de suite proposé à Emmanuelle Huynh un espace qui préexisterait aux répétitions afin que les danseurs entrent dans la scénographie comme dans une maison. Pour Not to know de Benoît Lachambre, j’ai proposé aussi un espace à activer qui préexistait. Dans le cas de Baron Samedi d’Alain Buffard, j’ai fait des maquettes et plusieurs propositions, et l’on a gardé finalement l’idée de cette immense feuille blanche soulevée sur le sol, déformée, avec toute la question du refoulé postcolonial comme caché sous le tapis. C’est une sorte de page blanche ondulée, une partition à écrire.
Dans le cas de Adieu et merci, les choses ont résisté. Avec Latifa Laabissi, mes espaces sont rarement préexistants aux répétitions, exception faite d’Ecran Somnambule et de La part du rite. Même si elle amène une problématique spécifique, je me laisse complètement traverser par le travail en répétitions et souvent à un moment l’espace existe, il est là, il est dans une sorte de justesse. Ce sont des espaces dramaturgiques, au sens où il y a ce croisement de temporalités performatives et architecturales. Au même titre que le projet chorégraphique et physique se développe, le projet spatial se développe. Quand tout va bien, cela vient suffisamment vite pour que j’ai une pré-maquette avec des éléments qui vont me permettre de tester le dispositif à l‘échelle de la scène. Il est ensuite réalisé et il est expérimenté de façon plus réelle pour devenir le spectacle.
C’est dans le chaudron, ça se cuisine. J’aime bien sentir que ce temps est incontournable pour que surgisse ce moment d’émergence et d’évidence. Fellini disait qu’il ne pré-écrivait pas ses scènes, mais qu’il préparait, qu’il installait les conditions du surgissement. J’aime beaucoup cette idée.

Isabelle Launay: Dans votre établi de scénographe en danse, après le dessin de l’architecture, comment le matériau apparaît-il ? Et puis comment est-il testé?…

Nadia Lauro : Il s’agit de faire parler le matériau. Je ne le choisis jamais seulement pour des questions esthétiques. Je le choisis aussi pour ce qu’il génère comme signes qui entrent en dialogue et en tension avec la performance, il n’est jamais anodin. C’est toute la différence, par exemple entre un sol blanc en plastique et un sol blanc en feutre.
Le feutre, je l’ai utilisé dans This is an epic, c’est un sol en feutre jaune vif ou dans Histoire par celui qui la raconte. Le feutre donne une qualité qui évoque le son. Dans This is an epic, le son était très important, il y avait beaucoup de sons cinématographiques. Le feutre parle visuellement du son car il l’absorbe, il a une tactilité, il absorbe aussi les corps.
Dans Self Portrait Camouflage de L. Laabissi, le choix de cette peau de plastique blanc tellement fine, posée côté brillant, c’est le choix d’un matériau répulsif, froid, qui repousse le corps, mais qui tout à la fois le colle, forme des plis qui viennent entrer en tension avec la chair nue du corps qui est tellement exposée par la lumière. Par sa nature complètement abstraite, froide et réfléchissante, elle laisse des traces du corps, elle intensifie chaque mouvement de la figure proposée par Latifa. Le blanc de Baron Samedi, était quant à lui, mat, plus absorbant, lisse.
Dans $Shot de J. Lacey, le sol est fait de poches d’eau laiteuse, entre un signe clinique et un signe sexuel, entre le lait et le sperme. Il y avait quelque chose de trouble. Et en même temps, le moindre petit doigt qui tombait ou qui bougeait sur ce sol, créait un phénomène de vagues qui amplifiait le mouvement. Pour Mmmm le sol est en miroirs striés, ce qui permettait grâce à la lumière de créer des sortes d’auras autour des corps, les couleurs se réfléchissaient, les corps se réfléchissaient en flou. C’était très lié à Beardsley, au symbolisme, aux dimensions rituelles du travail.
Il y a aussi le papier, par exemple dans La Clairière, liée à la question du langage et des langues inventées. Le papier, c’est comme si les gens étaient dans une « grotte-livre ».
J’ai exploré le carton avec Fanny de Chaillé dans Je suis un metteur en scène japonais qui travaille la déconstruction, la manipulation du langage, des corps, des jeux scéniques. Je me suis dit qu’il fallait que l’espace soit capable de permettre le renouvellement et non l’absorption des images performatives construites par Fanny. C’est un espace entièrement en carton, abstrait, une maquette qui évolue sur scène. Cette boîte, en dehors du fait que je voulais créer une sorte d’origami géant est aussi une boîte au sens d’un packaging. Mais le carton donne aussi un son spécial, et une forme de douceur au sol.

Isabelle Launay: Y a-t-il des matériaux avec lesquels vous n’avez aucune affinité?

Nadia Lauro: A priori non. Une seule fois, j’ai eu une aversion pour un matériau proposé dans We will miss what we don’t need de Vera Manteroro pour des têtes en plastique épouvantables destinées à des perruques, des têtes de supermarché génériques homme femme. Ce matériau plastique, arrivé en répétitions, était important pour le projet – les têtes étaient remplies, vidées, il y en avait une certaine quantité. Comment faire donc avec ? J’ai choisi alors non de les rejeter, mais de les exalter en créant un sol qui était de la même matière et de même couleur, comme si ces têtes sortaient du sol. J’ai pris la dimension répulsive du matériau comme outil pour le projet, au-delà d’une question esthétique ou de goût.
Je n’ai pas de matériaux de prédilection. Certains sont plus pratiques que d’autres, et c’est important puisque les projets sont nomades et qu’il faut trouver des solutions. Dans Baron Samedi, il fallait que cette grande page blanche qui servait de sol n’ait pas de joint, il fallait trouver à chaque fois que ce soit le plus léger possible. Ce sont à chaque fois des performances d’ingénierie, j’aime de tels challenges techniques, faire tout un espace uniquement avec du carton et de la colle à carton, sans bois, ni clou, ni vis,…

Isabelle Launay: Comment fabriquez-vous concrètement vos scénographies, faites-vous appel aux ateliers de décors des théâtre ? Avez vous une liste de fournisseurs ? Comment trouvez-vous vos matériaux?

Nadia Lauro: Je ne travaille jamais avec les ateliers de décors, je vais droit au but. Je contacte directement des spécialistes que je détourne de leurs occupations habituelles, et en général, ils aiment beaucoup expérimenter des choses en dehors de leur champ d’application courant. Cela me permet de trouver des techniques de transformations du matériau plus adaptée, mais aussi moins coûteuse. Mais je vais forcément vers des techniques de pointe. Par exemple, pour Adieu et Merci de Latifa Laabissi, le rideau de scène qui danse est complètement low-tech, alors que beaucoup de gens imaginent que ce sont des moteurs sophistiqués qui animent le rideau. De tels moteurs seraient excessivement onéreux et bruyants. Je manipule moi-même le rideau avec des fils, je peux alors obtenir des qualités de mouvement très subtiles, variées et être dans une relation pleinement performative avec Latifa. Pour Self Portrait Camouflage, l’espace semble être un écrin sophistiqué, mais il s’agit en fait de feuilles de PVC brillantes, bon marché, mais architecturées avec des subtilités d’assemblages avec un effet all over. Là on touche à des questions de design, ce sont les qualités propres au matériau qui sont mis à l’œuvre, dans une économie et justesse de moyens pour atteindre la cible. Il ne s’agit pas réaliser une image à tout pris avec pléthore de matériaux et techniques pour arriver à son but. C’est aussi dans ce sens que l’on peut parler de « geste », notamment architectural.

Isabelle Launay: Il me semble qu’il y a des constantes dans votre écriture, par exemple le goût pour le monochrome, l’homogénéité du matériau, l’existence d’une seule proposition, l’absence de collage de différents matériaux.

Nadia Lauro : Le pouvoir de la matière est d’autant plus fort que cette matière n’est pas composite.

Isabelle Launay: Le matériau prime-t-il sur la couleur?

Nadia Lauro : Non, la violence du jaune du feutre de This is an Epic, le violet dans le rideau d’ Adieu et Merci sont déterminants. Mais il y a effectivement de plus en plus une sorte d’épure qui s’opère, qui était peut-être un peu moins présente au départ dans les projets. Je me souviens d’une anecdote de Pierre Paolo Calzolari et Sidonie Rochon, à la Ferme du Buisson, il y a très longtemps. Il avait proposé de poser des sortes de vases en terre sur scène. Sidonie lui disait que ces vases étaient lourds, fragiles et lui demanda si un autre matériau ne serait pas envisageable, dès lors que les spectateurs étaient trop loin pour faire la différence. Il avait répondu : « Certes, les gens ne le voient pas, mais ils le savent. » Cela m’a marquée. Entre un vase en terre lourd et un vase dans un autre matériau, le matériau n’opère pas de la même manière.

Isabelle Launay: Abordons si vous voulez le travail spécifique avec Latifa Laabissi qui se déroule déjà depuis six pièces (Self-Portrait Camouflage, Histoire par celui qui la raconte, Loredreamsong, Adieu et merci, Ecran somnambule, La part du rite). La scénographie semble être un véritable partenaire de jeu qui se décline différemment, partenaire de combat, partenaire-enveloppe, partenaire-témoin. Quelles relations donc entre la figure et le fond ? Et quelles relations entre l’espace, la figure et le spectateur?

Nadia Lauro : L’embrayeur du travail est ici porté par une figure qui contient des paramètres plutôt hétérogènes, qui condensent une certaine hétérogénéité. Les figures ne sont jamais complètement définies et il s’agit d’imaginer l’espace qui va précisément définir la figure en question et entrer en relation avec elle. Je veux dire c’est que la définition de la figure est permise par le point de rencontre entre cette quasi-figure et l’espace.
Dans Self-Portrait Camouflage, Latifa avait pourtant une idée assez précise au départ, la figure était nue avec une couronne d’indien. On s’est dit que cette coiffe devait être une vraie coiffe, non une coiffe de farces et attrapes. J’ai cherché dans une réserve d’indiens au Canada, où se fabrique ce genre d’objets artisanaux et touristiques une coiffe ainsi faite. Au fil du temps, l’espace s’est dessiné progressivement en dialogue avec elle. Cet espace permet à cette figure de déployer sa lutte, d’exploser dans diverses dimensions, grotesque ou plus abstraite. Il peut prendre en charge un certain nombre de signes et orienter le regard, alimenter le propos.
Dans Adieu et merci, la figure proposée par Latifa est celle d’une figure de barbu en cheveux. Sa robe devait trouver une dimension un peu androgyne, qu’elle soit à la fois diva et japonisante. J’ai poussé aussi le fait qu’elle soit une extension du rideau, qu’elle sorte du rideau. Sa robe est faite dans le tissu du rideau violet. Cette figure convoque encore d’autres figures. Lorsqu’on l’avait montré aux acteurs de la compagnie de l’Oiseau Mouche à Roublaix, l’un a dit : «cette figure voudrait quitter la scène, mais elle ne peut pas la quitter, et en même temps elle convoque toutes les scènes du monde ». C’était une vision très cosmogonique. Une autre a dit : « Moi je vois cette femme à barbe, comme un dieu et le capitaine Haddock »… Pour moi, c’est aussi une Viviane Leight, qui s’est fait sa robe dans les rideaux, elle absorbe des registres très divers.

Isabelle Launay: J’ai l’impression qu’il y a deux extrêmes entre Self-Portrait Camouflage et Adieu et merci. Dans Self-Portrait Camouflage, la figure est arrachée d’un monde pour être comme catapultée dans un autre qui la repousse, elle se détache radicalement de l’espace dans lequel elle s’inscrit, du sol, du fond lui-même. A l’inverse, dans Adieu et merci, elle se fond. On va d’un rapport très conflictuel à un jeu de disparitions de la figure dans le fond évidente dans Adieu et merci jusqu’à devenir presque rideau, et le rideau devient elle. Et avec ce moment exceptionnel, dans la séquence de « danse sauvage », où nue, elle sort du fond…

Nadia Lauro : Elle sort du fond et un duo peut se mettre en place avec le rideau. Self-Portrait Camouflage, le premier travail que l’on a fait ensemble (on avait déjà travaillé ensemble dans This is an epic de Jennifer Lacey, dans lequel elle était interprète), pour moi était un dispositif de surexposition au sens photographique du terme. L’espace est de fait une sorte de partenaire de combat, il repousse la figure. C’est un grand panoramique de plastique, une feuille-peau très fine de plastique, blanche brillante, qui recouvre un écran de projection et se poursuit sur toute la surface du sol pour finir en escaliers vers un mur de projecteurs qui fait face l’écran. Devant, il y a une mise à distance, comme on en trouve dans une ambiance muséale, avec de petites cordelettes qui séparent l’espace de jeu du public. Et sur les escaliers, une tribune pour une personne. Cette cordelette et ce pupitre sont des signes liés au dispositif de l’exposition qui renvoie à celle des zoos humains, des expositions coloniales, des figures qui sont objet de regard et qui renforcent la dimension voyeuriste du public. Cette frontalité est aussi une fausse frontalité, car si les gens sont face à cette figure hyper exposée, en même temps le dispositif va de cour à jardin : le public regarde de manière très frontale quelque chose qui se passe de cour à jardin. La lumière est très intense. Le sol est cette peau blanche, brillante qui se plisse au gré des mouvements et fait aussi miroiter peau et plis. Mais cette peau-sol repousse encore la figure par cette brillance et ce miroitement. Cela amplifie chaque mouvement et met en valeur les qualités de peau et d’hyper exposition de la figure. C’est un espace dur, la relation de partenariat se fait ici sur le mode du combat.

Isabelle Launay : On peut ajouter que cet espace tout blanc est divisé : à cour, l’espace de la figure allongée surexposée silencieuse et lente, investi ensuite à jardin, par l’espace de la figure debout, parlant, véloce. Et les deux fonctionnent parfois l’un contre l’autre, l’un en regard de l’autre, ou encore l’un dans l’autre.

Nadia Lauro : C’est vrai, même si la page semble homogène, il y a une hétérogénéité au cœur même du dispositif autant qu’un jeu de miroir entre les deux espaces qui se répondent et dans lequel la figure emprunte plusieurs rôles. D’autant plus que la pièce est très duelle : la première séquence installe un rapport frontal de voyeurisme contemplatif, la deuxième partie où le dispositif est vu comme de profil, quand elle s’adresse à l’espace imaginaire d’une salle de classe. Le fait que l’espace soit blanc est un choix d’ordre photographique lié à la surexposition, et l’effet de contraste qu’il permet avec la couleur de la chair et de la coiffure, du rouge de la coiffe, qui est le seul élément coloré.

Isabelle Launay: Pour Histoire pour celui qui la raconte, vous parliez d’un mix entre une grotte et un studio d’enregistrement…

Nadia Lauro: Pour cette pièce, il y a pas de figure motrice comme pour Self Portrait Camouflage. Il y avait cette fiction sur la préhistoire que voulait développer Latifa. Les éléments portés par les performeurs relevaient de ce fait plus de l’ordre traditionnel du « costume », au sens où ils ne faisaient pas partie intrinsèquement de la figure, car une figure au sens où la travaille Latifa est une figure « pleine », et qui est en mesure de condenser tout un tas d’autres figures. Le dispositif scénographique est une grotte en feutre entre une caverne et un studio d’enregistrement radiophonique. C’est un jeu entre une idée de la préhistoire que je me suis appropriée en fabriquant cette sorte de caverne un peu abstraite, faite de lamelles de feutre découpées à des hauteurs différentes qui créent des vides et des volumes intérieurs, et la modernité d’un studio d’enregistrement où l’on utilise beaucoup de matériaux d’absorption comme le feutre pour casser les ondes. Les seuls objets sur scène sont les enceintes et les micros sur pieds.

Isabelle Launay: Il semble que vous travaillez beaucoup dans les pièces qui ont suivi de L. Laabissi à diverses scénographies de l’enveloppe, des enveloppes de qualités et de fonctions différentes?

Nadia Lauro : Oui, je ne l’ai jamais pensé en ces termes, et il faudrait y réfléchir. Dans Loredreamsong, Latifa travaillait sur des figures de l’autre, marquées par un point de vue post colonial. Il y avait une figure au départ dans ce projet, celui du fantôme, en lien avec la question de la hantise. Pour définir de l’espace de cette pièce, je dirais que j’ai construit un espace de la menace en mettant en tension une zone occulte et une zone d’exposition de la performance. L’espace est en effet entièrement noir, fait de rideaux en échelle qui coupent l’espace en deux. Ces rideaux étant transparents, quand ils sont éclairés en transparence, on peut y faire exister toute une autre partie de l’arrière scène, c’est une zone occulte. Cette zone est à la fois juge et témoin, foule (parce que une trentaine de silhouettes en carton forme une sorte de menace cachée derrière les rideaux noirs translucides) et cible (parce que c’est elle qui est visée par la critique des performeuses). Ces silhouettes sont des regardeurs, à la fois figures de spectateurs et de performeurs. L’espace joue avec tous ces fantômes noirs et blancs, à la fois derrière et au centre de la scène dans une espèce de trop plein de tissus. Parfois ce château de textiles absorbe les fantômes, parfois les protège, les masque, les éclairent… Ce partenaire spatial est donc double, à la fois partisan de ce qui passe sans la zone de la performance et traître, parce que constitue une puissance passive, sa fonction évolue. C’est une espèce de troisième œil, c’est l’autre, à la fois regardeur et regardé. Dans cette pièce très grinçante, il fallait inventer un malaise en termes spatial en mesure d’investir toute la salle.
Une dualité noir/blanc traverse aussi toute la dynamique de la pièce. Notamment dans un « moment paysager » qui fait passer l’espace du noir au blanc, par une fumée blanche, basse, lourde qui envahit tout le sol jusqu’à déborder de la scène et qui entre dans une forme de combat un peu abstrait avec les rideaux qui se mettent à bouger et la repousse. Cela n’a pas été pensé comme une métaphore de la relation raciale, même si ce moment plus abstrait lui fait directement écho. L’espace amplifie dans Loredreamsong le malaise de l’autre, du troisième œil. Il est foncièrement ambivalent. Dans tout le travail de Latifa, il y a toujours la question de l’autre, de l’altérité, du troisième œil, du regardeur regardé, questions que nous partageons avec des angles d’approche différents. On peut localiser très précisément ce qu’est le regardeur regardé dans chacune des pièces.
Dans Ecran somnambule, c’est un peu particulier. La figure et la danse ralentie que Latifa mettait en place à partir du solo La danse de la sorcière de Mary Wigman étaient déjà existantes. Mais pour le coup, la figure propre à ce reactment qu’est Ecran somnambule n’était pas encore entièrement définie, il fallait trouver son costume et son visage. Je n’aime pas dire « costume », parce que la notion de costume est trop externe à la figure. C’est beaucoup plus qu’un costume, je l’ai pensé vraiment comme un espace.

Isabelle Launay: Un espace-peau ? une peau carapace ?

Nadia Lauro : Oui. Quand j’ai vu le film de Mary Wigman, l’image que j’ai eu d’elle est qu’elle dansait avec sa propre image en face d’elle, qu’il y avait une sorte de dédoublement. Je trouvais cela intéressant de travailler dans ce sens, car c’était aussi en écho avec le travail de dédoublement supplémentaire qu’opérait Latifa. Le costume fut ainsi imaginé comme une sorte de carapace qu’elle manipulerait devant elle. Il avait aussi la capacité d’amplifier la dimension animale de la figure. Je trouvais aussi intéressant que le masque soit à l’image du visage de Latifa. Dans Ecran somnambule, l’autre c’est Mary Wigman, plus fantomatique mais présent dans l’espace entre la carapace et le corps.
Isabelle Launay : Le regard du spectateur est ici piégé, car il est difficile d’échapper à la figure même si elle le repousse. Piégé dans une hypnose, car cette lenteur travaille sur l’hypnose. Il est piégé mais il peut complètement décrocher, parce que l’on peut s’endormir. Comme si vous poussiez ici à sa limite la captation du spectateur qui n’a d’autre issue que de fuir.

Isabelle Launay: Pour La Part du rite, vous parliez d’un « dispositif d’empathie ».

Nadia Lauro : Oui, pour La Part du rite, c’est un peu pareil, il y avait quelque chose qui pré- existait, à savoir le travail que Latifa avait mené avec vous.

Isabelle Launay : La Part du rite, relèverait de quelle catégorie dans votre classement ? Ce serait un « environnement » ?

Nadia Lauro : Oui, un environnement, les gens sont pris dans un espace immersif, ils sont participants de la situation. Dans La Part du rite, l’espace est un partenaire-filtre, le dispositif des serviettes est une sorte de « matériau transitionnel » entre les deux performeuses. C’est un dispositif avec 400 serviettes en éponge blanche qui reprend un dessin très ritualisé, avec une énorme pile au centre, comme une sorte d’autel. Les gens sont assis autour sur deux rangées de chaises, dans un carré de 7m X 7m environ, ils encerclent la performance, sans point de vue privilégié. Ces serviettes sont dans différents endroits de l’espace, il y a d’autres piles plus petites, elles viennent s’accrocher dans l’architecture quand c’est possible. Cet espace vient de deux références : d’une part, les dispositifs des théâtres anatomiques, et d’autre part, le matériau de l’éponge comme matériel empathique. Comment générer avec le public une relation d’empathie avec la figure qui manipule le corps parlant qui permet aux gens d’être eux-mêmes manipulés. Le regardeur est convoqué de façon concrète et performative.

Isabelle Launay : Ce qui se dégage c’est tout un rapport à la peau, à différentes qualités de peau. C’est une sorte de « scéno-peau » dans le cas de ce travail avec Latifa Laabissi. Des peaux-carapaces, des peaux-filtres, tamis, passages à traverser, des peaux qui cernent, des peaux trouées, des peaux collées en tension avec une autre qualité, celle du dessin d’architecture. Croisant les deux, ce serait un travail de scénographie comme architecture tactile. Le travail du toucher est intensifié ici, même s’il y a une dimension visuelle très forte. Le visuel convoque immédiatement le toucher. La question de la peau dans sa dimension politique aussi.
Peut-on maintenant tenter de préciser la position du spectateur à laquelle invitent les différentes scénographies, et particulièrement dans Adieu et merci ?

Nadia Lauro : Dans Adieu et merci, l’invitation de Latifa était autour de la question du salut, et j’étais partie au début avec les paramètres génériques du spectacle : le rideau et les fleurs que l’on offre au moment du salut. Les fleurs, je les imaginais comme « la promesse du bouquet», qui touche, au delà de la figure de la performeuse, à un inconscient collectif. Finalement cela n’a pas trouvé sa place. En revanche, le rideau est devenu littéralement un partenaire de danse, qui lui colle aux basques, qui ne peut pas la quitter et qu’elle ne peut pas quitter. Cette question du partenaire de jeu, elle est ici littérale. Le rideau part d’un fond de scène et avance, se met à bouger, au début très lentement, puis de plus en plus vite, jusqu’à faire littéralement une danse avec elle, jusqu’à finir devant le plateau. Comme il est transparent, il peut inverser aussi complètement la relation avec le public de la salle. Le rideau orchestre en cela toute une géographie du regard puisqu’il permet de faire bouger la frontalité. Quand il se met à bouger au début, à jardin en allemande latérale, d’un coup la frontalité est de ce côté là. A la fin, quand il est transparent, c’est comme si le public avait rejoint la performeuse derrière le rideau en fond de scène.
Il y a une géographie du regard très concrète et politique dans le travail. Si j’observe tous les espaces de ces pièces, il y a un positionnement du spectateur selon son degré de voyeurisme ou son degré d’empathie, le regardeur est regardé suivant des modalités diverses. Dans Self-Portrait Camouflage, le spectateur est voyeur, d’où le malaise. Dans Loredreamsong, il est double, à la fois support et menace, et même triple, l’autre est là, il y a un troisième œil, d’où le malaise… Dans Adieu et merci, il y a une géographie du regard, la frontalité se promène. C’est frontal mais le spectateur se retrouve derrière le rideau, d’où le vertige…