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Smaranda Olcèse. Entretien Nadia Lauro et Zeena Parkins
Stichomythia, étape de travail performée
ICI CCN Montpellier, septembre 2018

Smaranda Olcèse : Nadia Lauro, vous êtes plasticienne et scénographe, très active dans le champ de la danse contemporaine. Zeena Parkins, vous êtes musicienne et compositrice, pionnière de la pratique de la harpe contemporaine. Comment vous êtes-vous rencontrées ?

Nadia Lauro : J’ai rencontré Zeena en 2000 autour de la pièce chorégraphique $shot, un projet initié par Jennifer Lacey et mené à quatre, important pour nous toutes. C’était par ailleurs ma première collaboration avec Jennifer Lacey. Depuis j’ai gardé contact avec Zeena. Il y a deux ans, j’étais à New York pour la pièce Etudes Hérétiques -Antonija Livingstone & Nadia Lauro et en croisant Zeena, je lui ai parlé de mon installation, Anamorphic Rug, déjà déclinée à plusieurs reprises. Il s’agit d’un tapis en anamorphose qui a vu le jour dans le cadre d’une pièce d’Emmanuelle Huynh — Augures (2012) — et a connu une nouvelle version dans la pièce de Fanny de Chaillé, CHUT (2015). Ce projet est une sorte de fiction anamorphique inspirée du film Shining de Stanley Kubrick et notamment un élément essentiel de la fiction, Overlook Hotel, qui devient un personnage à part entière. J’ai toujours considéré l’espace comme partenaire de danse. Il s’agissait d’une opération fictionnelle littérale : travailler l’hôtel comme organisme, menace, personnage, paysage. Il y a d’ailleurs sur internet d’importantes ressources liées à cet espace, les symboles, les détails, les histoires. J’ai isolé ce tapis aux motifs géométriques, j’ai décidé de l’arracher à l’hôtel pour le déposer dans un espace scénique. Il m’est apparu essentiel que cette opération, par son changement d’échelle, génère des volumes, une sorte de topographie fictionnelle car j’ai transformé tous les volumes en anamorphose. Le tapis est complètement plat mais ce qu’on voit du point de vue du public est une topographie très chaotique avec des creux, des vagues, des plis. Dans cette fiction en trompe l’œil, le problème perceptif m’intéressait, ainsi que le décalage entre un paysage en relief qu’on a l’impression de voir des gradins et la réalité extra-plate performative. L’idée même du projet se focalisait sur cet espace ultra-mince du trouble. Les deux chorégraphies qui l’ont activé s’en sont emparés, chacune selon une relation performative différente. Pour Augures le rapport au volume était fortuit, pas directement pris en charge chorégraphiquement et le public saisissait le problème perceptif, cet endroit d’acuité, alors que Chut jouait la carte d’une hyper-utilisation du volume, le corps du performer prenant en charge ces volumes inexistants. J’avais envie de retourner aux origines du projet et d’imaginer ce tapis en anamorphose, peut-être dans des couloirs d’hôtels ! En tout cas il y avait le désir de le faire exister autrement. Lors de notre rencontre à New York, Zeena m’a raconté son projet LACE où elle utilise des morceaux de dentelle comme partitions pour improvisateurs. Je me suis immédiatement rendu compte qu’il serait hyper excitant de lier les deux projets et d’imaginer un tapis en anamorphose qui serait littéralement une partition à l’échelle de l’espace. Travailler donc un concert avec l’espace comme partition musicale.

Smaranda Olcèse : Zeena Parkins, vous avez souvent mené des collaborations dans le champ de la danse contemporaine. Qu’est ce qui vous intéresse en tant que musicienne et performeuse dans ce domaine?

Zeena Parkins : Il y a tout d’abord le simple plaisir de regarder des corps danser. Je suis très réceptive à cette empathie kinesthésique. J’ai eu la chance, en arrivant à New York, au milieu des années 80, d’intégrer l’époustouflante scène de la danse, de rencontrer de jeunes improvisateurs qui sont devenus des chorégraphes, Jennifer Lacey, Jennifer Manson, John Jaspers, Neil Greenberg, Didi Dorvilliers… Et j’ai continué à participer à des projets avec ces personnes depuis. Ce lien créé à l’époque est assez extraordinaire. Il ne s’agit pas seulement d’avoir partagé un même moment historique à East Village, très riche et excitant, débordant d’énergie, difficile aussi car c’était les années de l’éclosion du SIDA. Au fil du temps, grâce à des expériences créatrices de tous bords, parfois ensemble, parfois chacun de son côté, ce lien est devenu très puissant. Avec Nadia, nous nous sommes rencontrées effectivement en 2000 pour $shot et le désir de réaliser plus tard un projet ensemble nous poursuivait. J’ai donc multiplié les projets d’improvisation avec des danseurs ou des installations sonores pour des pièces de danse et au fil de ces expériences je me suis rendue compte que ce qui m’intéressait en premier lieu était de comprendre comment la matière sonore bouge dans l’espace, comment elle est affectée par un espace, explorer les possibilités d’interaction entre un corps en mouvement et un son en mouvement.

Smaranda Olcèse : Vous êtes particulièrement passionnée par le fait d’être sur scène au même titre que les performers?

Zeena Parkins : C’est vrai que la plupart du temps je suis sur scène aux côtés des danseurs. J’agis en fonctions des contraintes de l’instrument et de la partition, c’est souvent assez physique et cette physicalité fait irruption dans la chorégraphie, parfois de manière plus discrète, sur le mode d’une simple présence, parfois beaucoup plus affirmée. Mon instrument demande un engagement physique tout particulier, le solo Captiva, que j’ai donné l’autre soir ICI, par exemple, est épuisant !

Smaranda Olcèse : Pouvez vous nous donner quelques repères sur LACE project ?

Zeena Parkins : Tout a commencé par une commande du Merce Cunningham Studio qui accueillait une série des résidences performatives, Music Mondays, dédiées à des musiciens-compositeurs, dont le principe consistait en une journée de travail ensemble, chacun sur les créations des autres et un concert le soir même. J’étais confrontée à un dilemme car la plupart de mes travaux sont très exigeants et demandent beaucoup de répétitions, beaucoup de temps pour assimiler les principes et être capable de les interpréter. Pour le format proposé, il fallait imaginer une composition assez simple pour être apprise en un après-midi. J’ai donc décidé d’adopter un autre système de création. J’avais déjà cette collection de dentelle, j’ai pris le parti d’utiliser certains de ces morceaux, les plus intéressants du point de vue graphique, en privilégiant les motifs géométriques aux motifs floraux et organiques. Pour chacun de ces morceaux considérés en tant que partitions, j’ai établi des règles d’interprétations, des conditions au demeurant assez minimales, exprimées dans un langage poétique. Les instruments réunis à cette occasion étaient le trombone, la guitare, les percussions et la harpe électrique. L’idée était de tester quel était le minimum d’information requis pour que la pièce puisse exister en tant que composition au fil de différentes itérations. Il s’agissait d’une expérience.
L’année suivante j’ai repris le projet avec un nombre plus important d’interprètes, avec un chef et des indications liées à la durée. J’ai regroupé cette série de concerts sous le titre First Movement, puis, selon des logiques compositionnelles différentes, j’ai entamé un Second Movement, intitulé Action Cards, avec une idée maitresse pour chaque performance et plus de libertés prises avec les morceaux de dentelle, empilés, tordus. Ces partitions d’une durée allant de 30″ à une minute pouvaient être insérées dans le Premier Mouvement ou interprétées à la suite. Lors d’un concert à Glasgow le programmateur m’a fait découvrir la tradition de la dentelle de Shetland. Dans ces îles, on la fabrique non pas avec des bobines, mais à l’aiguille. C’est d’une finesse extraordinaire, la texture est complètement différente de ce qu’on peut trouver en Belgique, Hollande, Italie etc. Les motifs sont très spécifiques, avec des points très graphiques. Tout cela m’a incitée à lancer un trio, Green Dome, dont l’idée était de se tenir au plus près d’une lecture littérale de ces morceaux de dentelle en tant que partitions, d’offrir une traduction sonore de ces motifs, au delà de la musicalité. La prochaine étape sera avec Nadia considérer la dentelle en tant que scénographie.
Tout cela pour dire qu’au moment de la rencontre, autant Nadia que moi même, nous avions déjà acquis une profonde connaissance de nos deux projets respectifs. Il a été d’autant plus passionnant d’échanger des idées pour cette nouvelle création.

Smaranda Olcèse : Comment votre collaboration prend forme dans Stichomythia ?

Nadia Lauro : C’est très simple. Nous avons toutes les deux des outils et des forces différentes, je suis artiste visuelle, je travaille la dimension plastique de l’espace, alors que Zeena travaille la matière sonore. Le projet est de par sa nature même une rencontre. Ce n’est pas une performance chorégraphique, nous tenons à préciser qu’il s’agit d’un concert avec une forte dimension visuelle. Il y aura des invités, des visiteurs, parmi lesquels Volmir Cordeiro, Latifa Laabissi, Steven Thompson, mais ce n’est pas pour autant une pièce chorégraphique. Stichomythia est un concert visité, sur le mode de l’apparition, par des performers. L’ancrage principal de cette création tient à la relation que Zeena instaure musicalement avec le tapis que j’ai imaginé en tant que partition. La construction proprement dite du projet s’est faite par circulation d’idées.

Smaranda Olcèse : Comment travaillez-vous Zeena Parkins, avec la partition que le tapis imaginé par Nadia Lauro vous offre ?

Zeena Parkins : C’est bien la question ! Nous sommes justement en train d’expérimenter différentes pistes. Nous avons choisi les morceaux de dentelle ensemble à New York, il s’agissait du matériau de base qui allait déterminer d’une certaine manière la facture de la partition.

Nadia Lauro : L’idée motrice de ce concert / installation visuelle était que l’espace devienne une partition à part entière. J’étais excitée par cette possibilité d’imaginer un environnement visuel pour donner à entendre. Je pense notamment à Marguerite Duras qui s’était emparée de cette apparente contradiction en disant faire des films pour entendre. Ensuite il fallait tout de même construire la réalité de la partition. Le premier geste a été d’aller ensemble dans une énorme mercerie à New York et de choisir les morceaux de dentelle. Nous avons parcouru les six étages de Mood Fabrics pour arriver au rayon dentelle et il était passionnant de constater que nous étions d’accord sur les choix, tout en voyant des choses différentes dans un même morceau de dentelle : Zeena y voit de la musique, j’y vois des possibilités d’introduire des déformations pour créer du relief ou des associations et des jeux d’échelle.
Dans la création du tapis, je suis partie avec plein d’échantillons, en suivant au départ le même mode opératoire que pour les autres tapis : l’imaginer comme un jardin, l’exemple par excellence du tapis persan, et comprendre la logique interne de sa construction. J’ai essayé d’y introduire des couleurs, j’ai fait des expériences avec la texture de la moquette. J’étais lancée dans une démarche finalement trop proche du design de tapis et cela me posait problème. Il me manquait un territoire. Je devais imaginer vraiment la partition en tant que territoire avec son propre ancrage, comme l’avaient été le film Shining ou le tapis persan pour les autres projets. Je suis revenue à la dentelle de Shetland, je me suis littéralement immergée dans son univers. J’y ai trouvé une dimension proprement obsessionnelle, je me suis rendue compte que les seuls résultats d’associations satisfaisants étaient liés au fait d’épouser la logique interne des morceaux. Malgré tous les outils de modélisation que j’avais à disposition, la seule solution viable était de me tenir au plus près des exigences de cette dentelle. Très vite il m’est apparu que la couleur n’avait aucune raison d’être dans ce projet. Le noir et blanc assorti de nuances de gris soulignait la dimension abstraite de l’ouvrage, proche de la gravure, tout en renvoyant au climat des Iles Shetland.
Au fil de nos recherches, nous avons découvert, avec Zeena, que la question de la dentelle touche à une communauté de femmes pauvres qui fabriquent cet accessoire de luxe pour des femmes riches. Un morceau de dentelle peut prendre six mois de travail. Nous avons trouvé également des mentions d’un certain rapport obsessionnel à la dentelle, proche de l’envoutement, dangereux, addictif. Tous ces aspects ont nourri notre réflexion pour construire ce projet. Le concret de la partition est chargé par tout ce qui entoure cette tradition de la dentelle. D’ailleurs, ici à Montpellier, nous avons poursuivi nos recherches en allant à la rencontre des femmes d’une association de dentellières, toucher à la réalité de la fabrique. Nous sommes donc parties à Magalas, nous avons été accueillies les bras ouverts par un groupe de femmes qui travaillent la dentelle au fuseau. Il s’agit de petits bâtons manipulés selon des mouvements de croiser ou de tourner. Ces dentelières peuvent manipuler jusqu’à 500 bâtons. Nous avons été saisies par cette manipulation très complexe, frénétique, qui produit une musicalité et une gestuelle proches de la ritournelle.

Zeena Parkins : Je voulais juste ajouter qu’une fois nos deux projets réunis, plusieurs aspects étaient évidents, fonctionnaient de manière presque organique. D’autres questions, complètement nouvelles, que nous n’avions pas anticipées, sont également apparues. Une fois le tapis là, dans le studio, sa plasticité révèle énormément de choses, je pense notamment aux relations entre les pièces qui deviennent évidentes du fait de cette logique interne assez immuable à la fabrique de la dentelle de Shetland et demandent une prise en compte musicale. Il s’agit pour moi d’une nouvelle piste d’exploration – les relations entre les différents motifs, comment traduire la connexion visuelle, plastique, en termes de temporalité sonore. Une autre piste d’exploration est directement liée à la prise en compte du tapis comme lieu, site, espace – du coup la partition en tant que site, une carte, une topographie qui s’ouvre à de multiples traversées, sonores et dansées. Je peux négocier les accès à cette topographie de différentes façons. Nous imaginons par exemple ce travail sur les volumes anamorphiques, avec des endroits prohibés et des chemins privilégiés. La prise en compte des frontières, des marges et une activité possible dans les espaces périphériques nous est également apparue comme une évidence. Je n’ai pas encore travaillé avec cette idée de lisières.

Smaranda Olcèse : Combien de motifs vous avez finalement gardés? Combien allez vous en activer, Zeena Parkins ?

Nadia Lauro : Pour le tapis nous avons gardé une vingtaine environ.

Zeena Parkins : S’il fallait activer tous ces motifs, cela nous conduirait à un concert de plus de 5h. Nous sommes en train de décider, lors de cette résidence, quels seront les motifs que je vais utiliser dans ma composition musicale.
Nadia Lauro : Il fallait s’éloigner le plus possible d’ une dimension décorative – ce qui est difficile parce que la dentelle en soi est très belle, pour garder l’exigence d’une forme minimale. Le choix initial des dentelles allait déjà en ce sens : les associations de ces formes simples, géométriques ne devaient pas empêcher l’idée d’une lecture. J’ai donc adopté une logique de composition des motifs. Il était important de trouver la raison de chaque association. Finalement c’est la technique elle même qui m’a offert des clés : notamment ce besoin de limites, de profondeur, d’isolation, tout en gardant l’idée d’une lecture possible du territoire. J’ai travaillé à partir de scans de morceaux de dentelle, avec des outils digitaux, pour être à l’échelle d’un espace de 14x12m. Je devais à tout prix éviter une première impression d’agrandissement, afin de laisser au tapis la possibilité d’apparaitre en tant que situation réelle. J’aime cette idée d’un décollement entre la surface de revêtement du sol, une moquette et la dentelle qu’on peut imaginer posée.

Smaranda Olcèse : Pour ce projet que vous menez ensemble, l’idée de la partition semble essentielle. Quelle place ménagez-vous aux possibles fictions ?

Nadia Lauro : Dans le travail de Zeena et notamment dans le solo Captiva, il y a d’abord cette dimension très concrète du son, mais aussi toute une dimension cinématographique, fictionnelle, narrative qui fait également la chair du projet. Quant à Stichomythia, ce sont peut-être les performers et la plasticité même du tapis qui prennent en charge plus spécifiquement la fiction.

Zeena Parkins : En regardant rétrospectivement les différents mouvements de mon projet LACE, son identité même est liée à ces motifs prélevés sur les morceaux de dentelle. Ce sont les manières de les regarder, de les considérer, de les interpréter qui varient d’un mouvement à l’autre. Pour Stichomythia je vais puiser dans toutes ces stratégies déclinées dans les différents mouvements et suivre également les nouvelles pistes qui se dégagent de ces semaines de travail, notamment cette idée des relations entre les morceaux, ainsi que la prise en compte du hors-champ, avec des éloignements possibles et des allers-retours. Chaque nouvelle situation introduit des éléments qui nourrissent la pensée compositionnelle du projet. Je pense à l’échelle aussi : les différents jeux de valeurs, comment cela affecte la perception ? Une traduction sonore de cette question peut s’envisager à travers la quantité de détails fournis.
Nadia Lauro : Visuellement, j’ai le désir de mettre en avant ce qui est en jeu entre cet espace et la présence de la harpe. J’ai clairement en tête l’idée que Zeena tisse cet espace par le son.

Smaranda Olcèse : Comment travaillez-vous en ce moment ? Êtes-vous déjà en train d’écrire la composition ? Faites-vous beaucoup d’improvisations ?

Zeena Parkins : Trouver l’idée correspondant à un motif en particulier peut commencer par le choix du type de son, la forme et puis des improvisations à partir de ces indications. Somme toutes, à la manière d’une composition à partir des contraintes. Pour l’instant lors de cette résidence ICI, j’ai commencé à travailler trois motifs, que je vais donner à entendre lors de la fenêtre sur résidence.
Quant à la fiction, pour l’instant je ne saurais pas dire comment cela va affleurer dans le projet. A ce jour il ne s’agit pas d’une donnée constitutive de Stichomythia.

Nadia Lauro : La dimension imaginaire, fictionnelle est une possible conséquence du travail, mais pas une donnée de départ. C’est davantage de l’ordre du désir. Je pense que c’est la nature même du travail de Zeena qui fait émerger cette dimension fictionnelle. C’est comme une charge. C’est très intéressant d’avoir une dimension très concrète introduite par le son, dans un espace qui ne l’est absolument pas.

Zeena Parkins : Tout le contexte documentaire, nos recherches sur la tradition de la dentelle, tout l’imaginaire liée à cette communauté de femmes au travail dans ces choses dangereuses et envoutantes, nourrissent cette dimension fictionnelle que je ne développe pas directement. Je découvre le travail et ses exigences en le faisant.

Smaranda Olcèse : Parlons désormais des régimes de physicalité à l’œuvre dans Stichomythia ?
Nadia Lauro : Stichomythia propose des scenarios d’habitation pour les performers invités. Chacun va agir en fonction de sa sensibilité et de ses pratiques. Volmir Cordeiro, avec lequel nous avons travaillé lors de cette résidence ICI, engage sa propre modalité physique dans ce territoire. Il doit avant tout préserver la place de la musique, cette idée de concert visité. Nous avons trouvé une figure qui hante les marges, qui fait irruption comme pour voler des choses de cet espace d’hyper visibilité qu’est le tapis. Nous essayons à tout prix d’éviter l’écueil de la relation trop attendue entre la musique et la danse. Ce qui m’intéresse avant tout est de préserver le trouble dans la perception.

Zeena Parkins : D’une certaine manière la contradiction, le jeu de contrastes est au cœur du projet : la réalité du tapis et l’illusion optique telle qu’elle se donne à voir depuis les gradins, la présence de la musique et de la danse, tout en prenant soin que musique et danse ne se retrouvent que de manière détournée. Peut-être l’illusion se résume-t-elle à l’impression de tenir les deux contraires. Le spectateur souhaite y croire.

Nadia Lauro : C’est cet entre deux qui nous intéresse. Le fait que le public sache qu’il est face à une illusion optique produit une hyper acuité très intéressante.
Dans le sillage de cette idée du territoire comme partition, il y a une relation immédiate qui s’instaure avec la harpe, en écho à cette dimension obsessionnelle, d’envoutement, de répétition : l’absence appelle des présences à remplir ces vides. Le tapis n’a pas besoin d’être très habité, il crée par lui même des moments de hyper-visibilité même en dehors des activations performatives. J’aime beaucoup le trouble et le décalage perceptif entre le vécu des danseurs en prises avec une réalité plate et des motifs déformés et la vision des spectateurs. Si on respecte sa logique, le tapis guide, donne les règles d’une possible pratique physique, mais il est également intéressant d’assumer la dimension fortuite du jeu de perception.
Il était très important que Zeena puisse pratiquer ce tapis, s’en saisir. Quant au premier performer invité, Volmir Cordeiro, il agit sur le mode de l’apparition, alors que la périphérie devient aussi importante que le tapis, un hors-champ.

Smaranda Olcèse : Quels ailleurs avez-vous convoqués pour cette résidence ICI ?

Nadia Lauro : Quelle meilleure façon de répondre que d’évoquer la rencontre inattendue que nous avons fait ICI avec cette communauté de dentelières ?!!

Zeena Parkins : Je préfère parler d’ICI : rien de ce genre n’existe aux États-Unis en termes d’institution. Cette résidence m’a permis d’explorer davantage la richesse des strates de ce projet. Travailler dans l’espace même dans lequel nous allons faire l’ouverture publique, en présence de l’installation visuelle, celaa nous offre une compréhension autrement plus fine, intérieure au projet.