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"Des espaces en manque", rencontre avec Nadia Lauro par Laure Fernandez, in Laure Fernandez (dir.), Théâtre/Public, n°239 : "Faire scène (arts de la scène et arts visuels", avril 2021.

Plasticienne et scénographe, Nadia Lauro collabore depuis le début des années 2000 avec des figures majeures de la scène internationale chorégraphique et performative : Antonia Baehr, Alain Buffard, Jonathan Capdevielle, Fanny de Chaillé, Yasmine Hugonnet, Latifa Laâbissi, Jennifer Lacey, Benoît Lachambre, Antonija Livingstone, Vera Mantero… Cet entretien, en forme de lexique, revient sur certaines des idées-clés autour desquelles s’articule son travail, qui propose une approche transdisciplinaire de la scénographie, dont Nadia Lauro offre une définition ouverte, à la rencontre des pratiques du paysage, de l’architecture, du théâtre et de l’exposition.

 

Décor (non au)

Le champ de la scénographie est, comme on le sait, très vaste. Dans chaque champ d’action, c’est aussi très vaste. En tant que scénographe, je fais des projets d’expositions ou de jardins, mais je travaille principalement dans le champ performatif et chorégraphique. On a parfois une vision assez générique de la scénographie de spectacles vivants, certainement liée à une idée que l’on peut se faire de la scénographie pour un espace théâtral.
La question du décor a toujours été pour moi un problème, et c’est pour ça que j’ai toujours eu, de la même manière, un problème avec le théâtre. Par décor, j’entends l’aspect figuratif et le caractère passif. Je pense qu’un espace architectural, quel qu’il soit, est intéressant s’il génère un rapport actif. Bien souvent – ce n’est évidemment pas vrai pour tout le monde –, il y a au théâtre une question de représentation. Il s’agit en fait d’une question assez délicate, qui est la première chose à considérer : quelle est la différence entre représenter et présenter ? Je trouve que la scène est toujours un espace difficile. A l’origine, je crois que je détestais l’espace scénique, et pourtant, je l’ai beaucoup pratiqué, mais en opérant une sorte de nettoyage, pour replacer un territoire, pour être dans un rapport non de représentation, mais de présentation.

Mon parcours a d’abord été scientifique, puisque j’ai fait des études de mathématiques et de physique, avant d’arrêter pour aller dans une école d’art et finalement atterrir dans une école de scénographie. À l’origine, j’étais très intéressée par la scénographie de paysage, qui m’a permis d’envisager la scénographie hors de la question du décor. Le décor est une illustration, la représentation d’un contexte, alors que la scénographie, pour moi, est un mode opératoire, qui concerne des questions d’espaces, de dialogues. C’est une mise en scène du regard. Les artistes avec lesquels je travaille principalement se saisissent aussi bien du mouvement que de la voix, que du texte, pour développer une réflexion et une pensée sur des questions de société, qui orientent des modalités de travail extrêmement ouvertes. La scénographie, au sens où je la pratique, est un espace en action, un espace dramaturgique.

Collaborer

Au début du travail, les artistes m’invitent à entrer dans un projet sur des questions, sur un concept général, un sujet à penser. Ce qui est intéressant dans le travail de collaboration, c’est qu’on est sur un mode d’enquête : essayer de résoudre une énigme dont on ne connaît pas tous les paramètres au départ. Au fil du temps, les collaborations peuvent être aussi un travail de co-signature, et les questions initiatrices du projet sont alors développées à deux.
Il est très important pour moi d’être là très tôt aux répétitions, de “zoner” un peu, d’être présente au début des questions, quand celles-ci sont encore très ouvertes et que rien n’est résolu. Pour certaines pièces, l’idée scénographique vient rapidement. C’était le cas pour À nous deux maintenant (2017) de Jonathan Capdevielle, pour qui il était important de travailler dès le début dans la scénographie. J’ai conçu une sorte de souche, une sculpture arborescente à partir du roman Un crime de Georges Bernanos, sur lequel le spectacle se basait. Le texte rendait plus facile l’imaginaire. J’ai fait une proposition à partir des discussions avec Jonathan, et surtout du livre, que j’ai réalisée presque au début des répétitions – là où avec Latifa Laâbissi, par exemple, le travail est plus entremêlé et l’espace peut venir tardivement. Nous partons le plus souvent d’un sujet de réflexion, d’une idée plus que d’un dispositif – même si par exemple, pour Consul et Meshie (2018), créé en collaboration avec Antonia Baehr, il était évident dès le début que cette performance de trois heures devait avoir lieu dans un espace muséal plutôt que sur scène, permettant aux gens d’être autour, proche des deux performeuses. Ce cas de figure est assez exceptionnel.

Mon travail de conception des scénographies m’amène par ailleurs à rencontrer plein de corps de métiers différents. J’étais au départ un peu réticente à travailler dans les ateliers de décors de théâtre. On y utilise souvent le bois et le métal – auquel j’ai recouru pour certains projets –, mais c’est ouvrir la porte à une lourdeur de construction qui n’est pas forcément la bonne solution. Je préfère aller directement à la source, avec des gens qui travaillent par exemple des technologies spécifiques, tout en restant malgré tout très attachée au faire.

Regard

Ma relation à la question de la scénographie trouve ses origines non pas dans l’histoire du théâtre, mais plutôt de l’architecture des jardins. J’étais très intriguée et très impressionnée par tous les jardins baroques, qui mettaient en scène aussi bien la promenade pour le visiteur, qui découvrait devant lui et autour de lui le jardin, que le promeneur lui-même, au sein de cette globalité dessinée comme jardin. Cette double entrée du regardeur/regardé est une dimension à laquelle je pense toujours, y compris quand je travaille dans des espaces frontaux. J’envisage la scénographie dans l’espace scénique comme un espace visuel qui puisse aussi générer un mode de regard pour le spectateur. On a plein de possibles, et comme le public arrive souvent avec des attentes, j’aime m’interroger sur les stratégies pour offrir ces modes de regard. Et ce sont des stratégies spatiales.

Espaces-potentiels

Ainsi, mes scénographies sont des espaces scénarisés, c’est-à-dire qu’elles contiennent des scénarios d’habitation pour les performeurs et pour le public, qui génèrent des manières de voir mais aussi d’être ensemble spécifiques. Par ailleurs, je considère toujours l’espace comme un potentiel et comme un partenaire – même quand je ne travaille pas pour de la danse, je parle de partenaire de danse. La fonction, les enjeux des espaces sont d’intensifier les questions à l’œuvre dans le travail, surtout pas de les illustrer ou de soutenir quoi que ce soit. Avec un médium différent de celui du mouvement, prendre à bras le corps les questions, les intensifier dans un rapport à ce qu’on peut offrir à la fois au public et aux performeurs comme potentiel de dialogue.

Environnement

J’ai toujours été très intéressée par la question de l’environnement, telle que la développe Allan Kaprow, qui définissait à la fin des années 1950 les happenings comme « un environnement exalté, dans lequel le mouvement et l’activité sont intensifiés pendant un temps limité et où des gens s’assemblent à un moment donné pour une action dramatique ». Bien souvent, les possibilités d’un espace théâtral classique sont celles de la frontalité. Les spectateurs sont face à la scène, dans une distance instaurant un quatrième mur et un rapport à une sorte d’image. Après, on peut jouer, on peut décider d’avoir un degré d’immersion du public – même si le mot immersion est devenu complexe, car trop employé – de plus en plus fort, dont la version la plus importante serait l’environnement, un espace immersif qui intègre le spectateur comme participant, qui génère des modes et des manières de voir spécifiques.

Nommer (pour une typologie des espaces scénographiques)

À force de faire des espaces de types frontaux, bi-frontaux, environnementaux, et d’autres qui fonctionnaient à des degrés différents, j’ai réalisé que je pouvais aller plus loin dans la façon de nommer comment fonctionne un espace. Je me suis “inventé”, ou en tout cas j’ai nommé, une sorte de typologie pour qualifier les différents espaces scénographiques que je conçois. Une liste d’imaginaires, de toutes ces natures d’espaces possibles, de fonctionnements qui sont des manières d’aborder des questions qui me sont chères, c’est-à-dire des questions de dramaturgie, de temps, d’un espace qui ne peut pas exister en autonomie.
Je suis arrivée à la typologie suivante, qui permet de qualifier mes différents travaux :
les environnements, qui sont des espaces immersifs intégrant le spectateur comme participant ;
les environnements à distance, qui génèrent un état de regard pour le spectateur, une relation physique, un trouble perceptif, une acuité, un état d’alerte, mais à distance ;
les dispositifs architecturaux, sortes de boîte dans la boîte du théâtre ;
les espaces dansants, qui sont littéralement des partenaires de danse, qui sont mouvants ;
les maisons, soit des scénographies plutôt fantasmagoriques, renvoyant à l’idée d’un intérieur ;
les architectures vivantes, qui sont des groupes de figures, de personnes qui constituent l’espace et évoluent comme une entité mobile contextualisant, commentant, perturbant, transformant les actions principales et changeant la nature de l’espace. Des personnes accessoirisées, dont la chorégraphie dessine littéralement l’espace et ses intensités, ses tensions.
les antichambres, qui sont des espaces avant l’espace de représentation, considérées comme des lieux d’échauffement du public, d’échauffement du regard – au sens où l’on dit qu’un danseur s’échauffe ;
les in situ, espaces uniques faits pour un lieu lui aussi unique ;
les antidotes, à l’opposé de tout ce que j’ai pu raconter avant, que je pourrais aussi qualifier de monolithes ;
les objets-situations, des environnements qui proposent aux performeurs un mode opératoire, une règle du jeu transformant l’espace et la situation ;
les paysages fictionnels ;
et les “autres”… Dans cette catégorie, je pourrais évoquer Les coureuses (2004), un projet de jardin, qui est en fait une performance de six mois, une performance de plantes, très empathique, dans un contexte sportif ; une invitation à ralentir, dans une contradiction entre le temps spectaculaire d’une course sportive et celui, imperceptible, de la pousse d’une plante.

Ce besoin de nommer est politique, au sens où dans le champ performatif, sortir des questions de décor me semble un vrai combat. Nommer est une manière de faire exister les choses : après avoir créé une collection d’espaces, j’ai souhaité, en particulier quand j’ai voulu faire mon site internet, aller plus loin dans leur qualification. Nommer un mode de relation au public, un mode de fonctionnement visuel : on raconte ainsi beaucoup de choses. C’est une fois le travail développé, quand j’ai dû l’exprimer dans une globalité, qu’il s’est agi de partir de ma pratique, et non pas de celle des chorégraphes avec lesquels je travaillais. Comment proposer une entrée qui soit celle de la scénographie ?
J’ai aussi remarqué que, pour chaque espace, j’ai des titres “secrets” : il y a le titre de la pièce, qui est l’identité du projet, et puis il en existe un autre, pour tous les espaces que je fais, qui vient en cours d’élaboration. C’est parfois très simple : la page blanche, la grotte… Ce titre, quand le projet est assez élaboré, est aussi une façon de pouvoir en parler, qui tout de suite fait sens, oriente le mode de regard.

Parole

La Clairière (2013) est un projet emblématique des environnements. Je l’ai conçu en collaboration avec Fanny de Chaillé, pour le Centre Pompidou, dans le cadre d’une exposition autour du langage et des langues inventées. Il s’agit d’une grotte minimale, un environnement visuel pour entendre. Dans ce projet, il s’agissait de lier la question de l’espace à celle du langage. Autour de cette question de l’espace et de celle du langage, dans cette grotte en papier qui était en fait un espace curatorial, nous invitions des performeurs, des poètes sonores, des danseurs (Pierre Alferi, Vincent Barras, Beau Catcheur, Stéphane Bérard, Antoine Defoort, Bernard Heidsieck, Jan Kopp, Daniel Linehan…) ; les gens pouvaient se l’approprier de façons très diverses. Comme dispositif lié au langage et à la voix, l’archétype de la clairière me paraissait intéressant : dans l’imaginaire collectif occidental, les clairières sont les lieux de transmission privilégiée d’une parole – une parole rituelle, secrète, dansée. Pour les anciens, à l’époque où les territoires étaient recouverts de forêts, les clairières étaient comme un œil dans la forêt, pour lire le ciel et les auspices. En bouchant la vue, les forêts, nous rappelle Robert Harrison dans son ouvrage Forêts : essai sur l’imaginaire occidental (1992), faisaient obstacle à la connaissance et à la science humaine ; la clairière serait une sorte d’espace originel de la structuration de la pensée.

J’ai repris le système des frises, assez classique au théâtre, sauf qu’elles sont ici en papier, très nombreuses et découpées pour permettre de créer un volume à l’intérieur, inspiré des tunnel books, ceux de l’illustrateur américain Edward Gorey notamment. Les gens traversaient une sorte de tunnel pour entrer, qui débouchait ensuite sur un espace très ouvert. Beaucoup de gens ont lu le fond comme une sorte d’intérieur de bouche.

Je dis toujours qu’il faut faire parler le matériau. Chaque matériau génère un état chez les gens et correspond à un imaginaire collectif – on le voit avec les couleurs, par exemple. Dans le cas de La Clairière, le papier met évidemment dans un rapport au langage ; c’est une espèce de page blanche à écrire. Il induit aussi un rapport d’écoute, parce qu’il y a une véritable dimension de fragilité. Il y a une dimension sensible, hypersensible, parce que les éléments étaient suspendus et bougeaient légèrement quand les visiteurs s’y baladaient. Outre ces qualités, le papier offrait une fantastique possibilité de diffuser la lumière, d’une façon extrêmement douce. Cette lumière est une boucle, pensée en analogie aux nuages dont le mouvement révèle la lumière du soleil. Le papier est un support parfait pour avoir une sorte de diffusion sensible.

Écoute

I Hear Voices est une sorte de paysage fictionnel, constitué de montagnes en fausse fourrure diffusant des voix, un espace immersif, entre jardin mental et salle d’échauffement pour public – une sorte de jardin public d’intérieur. La première version était un dispositif pour le hall du Kaaitheater de Bruxelles. Je souhaitais permette aux gens de déposer leur attente avant d’entrer dans la salle de spectacle, tout en questionnant ce lieu de transition qu’est le hall. L’idée “d’échauffement du regard” pour le public est venue de là.
De la même manière, j’avais conçu en 2013 Tu montes ?, en recouvrant le hall en béton de la Ménagerie de Verre de mousse acoustique. Les gens arrivent au spectacle avec une certaine énergie, chargés de tout ce qui est leur vie. Cet espace changeait complètement le rapport organique aux pieds. Là où un sol résonne et claque, ils rentraient dans un espace où le sol était mou et accueillant. Le matériau parle aussi du son, il parle aussi de l’écoute. La mousse acoustique absorbait l’écho de la chambre. J’aime cet outil, et je dis “outil” parce que ce n’est pas interactif. C’est plus une invitation : un ralentissement s’instaure, qui n’a pas besoin d’être demandé.

L’autre version de I Hear Voices, créée en 2019, était une commande des ateliers sonores itinérants du Centre Pompidou, des ateliers de podcasts à partir des œuvres sonores de la collection. Dans l’environnement global sont diffusées ces œuvres – de Luc Ferrari, Bernard Heidsieck, Vito Acconci… – et dans les montagnes, on peut écouter tous les podcasts qui ont été réalisés pour cet atelier, diffusés très doucement, comme si la montagne parlait et nous invitait à tendre l’oreille. Certaines versions proposent des invitations, sur une série de soirées – concerts, lectures –, et tout un travail de faux public, avec un groupe d’initiés qui insère des petits scénarios au milieu des spectateurs. L’éclairage est bleu turquoise, la fourrure coyote, avec un petit fond noir et les poils du dessus blancs, qui permettent de prendre beaucoup la lumière. Il était important pour moi de ne pas être dans le faux rocher, le trompe-l’œil – que j’ai par ailleurs travaillé pour d’autres projets. La matière parle. La fourrure devient un rapport au corps, aux voix, l’autorisation aussi de se lover ; je joue sur l’ambiguïté entre la montagne et l’animal – tout un imaginaire se développe. Dans ce projet, le plus beau, ce sont les gens, le public dans son rapport à l’écoute. On m’a dit un jour que mes scénographies, pas seulement I Hear Voices, incitaient à l’écoute. C’est vrai que tout se joue dans la constitution du spectacle en lui-même, les concepts, les questions – comment les intensifier, les faire exister, le rapport énorme de collaboration avec les performeurs – mais je me mets toujours en relation avec les spectateurs. C’est toujours là, ça fait partie des éléments qui constituent le travail.

Rapport organique

Les environnements installent un rapport organique fort pour le public, qu’il m’est important de travailler également dans des rapports frontaux. Comment arriver à générer un état de regard dans une relation physique, un trouble perceptif, une sorte d’acuité, mais à distance ? C’est presque la nature même de l’environnement. De ces questionnements sont venus les “environnements à distance”. Le premier apparaît dans …k(‘) su’ psrte i s(‘)’ pare i kò’ taj u¶ doj¶ mù’ duz~ò’ dule (2012), de la chorégraphe Vera Mantero. Cette pièce, pour laquelle j’ai fait aussi les costumes, est une sorte de labyrinthe dont les côtés se prolongent dans le public, une sorte de salle d’attente pour super-héros fatigués, un jardin labyrinthique au mouvement ajusté sur une respiration – car les murs respirent, de façon presque imperceptible pour certains spectateurs, ou très évidente pour d’autres. Face à ces espaces mouvants, certains sont tout de suite aux aguets ; d’autres mettent un moment à percevoir le mouvement.

Adieu et merci (2013) de Latifa Laâbissi est un solo de saluts, qui travaille l’imaginaire de la fin des spectacles dans différentes cultures. Le dispositif de la pièce est un rideau qui est littéralement un partenaire de danse, un rideau qui n’en fait qu’à sa tête et suit la performeuse, organisant une sorte de géographie du regard. Dans cette histoire de saluts, de strates historiques, esthétiques, subjectives, de glissements entre les identités – les registres qu’opère Latifa Laâbissi dans une sorte de grand geste –, le rideau était évidemment un archétype, un élément théâtral premier. Dans cette scénographie, il bouge d’abord très lentement, de façon peu perceptible, jusqu’au moment dit de la danse nue, où il devient un partenaire physique, instaurant un véritable duo. À la fin de la pièce, il vient devant, en transparence. Je parle de “géographie du regard” parce qu’à travers la possibilité d’éclairer le rideau en transparence, Latifa Laâbissi peut jouer qu’elle est derrière le rideau et le public est en fond de scène : la salle s’inverse. Tout un jeu de points de vue s’opère.
Ce ne sont pas des moteurs qui font bouger le rideau : je suis en coulisse, avec un système de structure métallique qu’on appelle au théâtre une “patience”, qui a un dessin en serpent, tout un jeu de poulies et de fils. Je joue vraiment en live, je m’autorise à faire des choses qui seraient impossibles si on les transmettait à un technicien, avec des “tops” trop figés. Il s’agit d’un acte semi-improvisé dans la sorte de combat qui s’opère.

Figure

En général, je conçois aussi les costumes, parce qu’il y a une dimension dramaturgique indissociable de l’écriture de l’espace : c’est une façon d’affiner la globalité, l’identité de la pièce, à laquelle je suis très attachée, même s’il ne s’agit pas de mon engagement premier. Avec Latifa Laâbissi, c’est un peu particulier, parce qu’elle travaille des figures. Quand elle m’a proposé le projet sur les saluts, on a fait beaucoup de recherches avec la théoricienne de la danse Isabelle Launay, pour aller voir historiquement ce que représentaient tous les types du saluer – le saluer politique, le saluer social, saluer pour de vrai, saluer pour de faux, tout le registre. Le début consistait d’ailleurs en des petites séquences qui sont devenues ensuite un grand mouvement, tout comme d’ailleurs l’histoire du rideau est devenue un grand mouvement. Latifa Laâbissi part toujours d’une figure, un corps performatif dont elle a besoin, une chose incarnée qui lui permet de se mettre, comme elle dit, en état de conscience modifié. Mais la figure est brute, et, dans ce cas précis, barbue en même temps que très féminine, avec une coiffe japonaise et cette longue robe. Cet élément était pour elle constitutif, une enveloppe permettant à la danse d’apparaître, un outil performatif fort. En travaillant et en affinant le projet, j’ai poussé la chose en disant que cette figure appartenait au rideau, à tous les rideaux du monde, au besoin de saluer, d’être aimé. J’ai eu l’idée que la robe soit faite du même tissu, un peu comme celle de Vivien Leigh dans Autant en emporte le vent, une robe elle aussi hybride.
Cette relation est spécifique au travail de Latifa Laâbissi : elle a toujours l’imaginaire d’une figure qui devient un point de rencontre presque physique entre nous. La contradiction de nos univers – la charge forte de ses figures et les espaces un peu minimaux que je fais, comme une page blanche – est aussi pour elle la possibilité d’aller plus loin dans le grotesque.

Habiter

Stitchomythia (2018) est un projet que j’ai co-signé avec la compositrice et pionnière de la harpe électronique Zeena Parkins. Je le classe dans les maisons, mais c’est aussi un travail sur le trouble perceptif. Il s’agit d’un tapis qui, en dépit des apparences, est un dispositif optique régi par les lois de l’art de la perspective secrète, l’anamorphose. Ce tapis génère une ambiguïté perceptive entre l’illusion d’un paysage en relief (le volume apparent), et la réalité complètement bidimensionnelle dans laquelle évolue le performeur. Il y a une sorte d’étrangeté entre la façon dont bougent les corps et le paysage accueillant ces corps. Ce tapis est un simple tapis, complètement plat, mais est aussi une anamorphose, construite par le motif. Les lois de la perspective du théâtre frontal recréent l’illusion d’un volume. Notre point de rencontre sont les motifs de dentelle et la communauté des femmes dentelières des Îles Shetland. Zeena Parkins, dans son projet Lace, utilise la complexité des motifs de dentelle comme stratégie d’improvisation. Dans Stitchomythia, le tapis est une véritable partition musicale à l’échelle de l’espace. Et puis j’ai invité des intrus – Latifa Laâbissi, Volmir Cordeiro, Stephen Thompson – à hanter les marges de cet étrange endroit.

Le dispositif architectural de Je suis un metteur en scène japonais (2011) est très connecté avec l’idée de faire parler le matériau, et d’utiliser un matériau unique. Dans cette pièce, Fanny de Chaillé reprend la structure traditionnelle du bunraku, un théâtre de marionnettes japonais, dans lequel un récitant (Guillaume Baillard) joue tous les rôles du texte (Minetti de Thomas Bernhard) depuis le côté de la scène tandis qu’un musicien (Manuel Coursin) accompagne les émotions du récitant. Les manipulateurs et les manipulés sont des danseurs (Christine Bombal, Tamar Shelef, Christophe Ives, Olivier Normand). Le dispositif est une boîte en carton géante, qui s’ouvre et se déploie à l’échelle de l’espace scénique et au fil de la performance. C’est une boîte qui contient le spectacle, sorte d’origami géant incrusté de pop-up dont la manipulation transforme le paysage scénique. Elle est faite uniquement de carton et de bandes de papier, sur le modèle d’une boîte d’emballage, avec toutes les languettes. Les performeurs tirent les pop-up, ouvrent la béquille et la forme tient.

Objet

La scénographie, contrairement au décor, ne peut pas travailler depuis un point de vue unique. Tous mes objets – et pour le respect du performeur, et pour celui de l’objet lui-même – ont toutes leurs faces. Je trouve fou de considérer que, parce qu’on ne la voit pas, on pourrait ne pas considérer telle ou telle partie d’un objet. Et c’est aussi pour ça que c’est opérant, parce que c’est une globalité, pas une unique face visible, même si les gens ne le savent pas. Dans la manipulation elle-même, il y a un soin : on ne peut pas soulever un objet en carton comme on touche un objet en bois. Même si les gens ne le voient pas, ils le savent, ça fait partie de la qualité physique, sensorielle, et esthétique du projet. Je cite souvent cette anecdote de la chorégraphe Sidonie Rochon, travaillant avec Pierre Paolo Calzolari, un artiste de l’arte povera. Calzolari avait fabriqué d’énormes jarres en terre, très lourdes à manipuler. Rochon lui avait proposé de les refabriquer dans un matériau plus léger, partant du principe que les spectateurs ne verraient pas la différence, mais l’artiste avait répondu : peut-être que les gens ne le voient pas, mais ils le savent. J’en suis persuadée. La force du matériau, même si elle ne se voit pas, est là.

Nomadisme

Qui dit scénographie dit mouvement. Or, j’ai toujours trouvé aberrant d’avoir des scénographies qui nécessitaient des semi-remorques – et pas seulement pour des raisons écologiques. Je trouve que la force d’un espace scénographique est sa qualité nomade. Comment imaginer un espace qui se déploie ? La séquence du film Fenêtre sur cour de Hitchcock où Grace Kelly sort de son tout petit sac à main une robe de nuit immense, toute en soie, qui prend un espace fou, a été amusante pour moi. J’aime cette image par rapport à la stratégie du déploiement. La question du nomadisme – comment on gère le déploiement, comment voyager avec le minimum, comment on crée des stratégies pour malgré tout faire des environnements – est au cœur du travail.

Scène

Je trouve que la scène est un espace extrêmement difficile. Il est beaucoup plus facile pour moi de travailler in situ, de faire des projets dans les jardins, dans la ville, parce que l’espace scénique est très métaphorique. Tu fais du bleu, on va penser à l’océan. Tu fais un tapis jaune, c’est le désert. C’est une caricature, évidemment, mais la scène est chargée de métaphores. Il y a donc du coup un nettoyage à faire.
Néanmoins, l’expérience traversée par des rencontres, le travail collectif, les rapports qui s’opèrent, les forces qui s’assemblent sont d’une richesse incroyable. Et puis le temps, aussi : je sais que quand je suis invitée à faire des scénographies d’exposition, c’est parce que j’ai un sens dramaturgique, c’est-à-dire un sens du temps. Les espaces que je crée contiennent intrinsèquement du temps. Ils sont chargés de temps, et ils sont chargés de mouvements. Même si ce sont des installations fixes, ils portent ce potentiel. Je parle d’espaces en manque : un espace scénographique doit être un espace en manque. Si un espace est complet, alors il n’a pas besoin d’autre chose, il se suffit à lui-même. Cet aspect, je l’ai éprouvé à mes débuts lors d’un projet d’improvisation de Meg Stuart, Crash Landing. J’ai réalisé qu’en fait, un objet, pour pouvoir avoir une force dans son utilisation, dans son appropriation performative, devait être ouvert.
Les objets et les espaces scénographiques, qui sont des espaces à partager avec les publics et les performeurs, doivent avoir des énigmes. Ils doivent être en manque de quelque chose. Ils doivent être à remplir d’autre chose que ce qui les constitue.

Propos retranscrits et édités par Laure Fernandez