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Dentelle, lianes et illusions.
Troubles sensuels : la scénographe Nadia Lauro
par Thomas Hahn. Revue AS - Actualité de la Scénographie N°227 – octobre 2019 - Éditions AS

Plasticienne et scénographe, Nadia Lauro conçoit des espaces fictionnels qui créent des liens émotionnels intenses avec le spectateur. Elle sonde les potentialités sensorielles des matériaux et les états générés par les couleurs. Travaillant souvent avec des chorégraphes, elle donne à ses scénographies des rôles de partenaires véritables. Elle vient de créer White Dog avec la chorégraphe Latifa Laâbissi – une évocation paradoxale de la forêt tropicale – et Stitchomythia avec la musicienne Zeena Parkins, sa deuxième réalisation d’une anamorphose.

Les espaces de Nadia Lauro ne sont jamais des récep- tacles mais toujours des principes actifs, ouvrant sur des imaginaires débordants. Par exemple : une scénographie “lianée”. C’est par ce terme que Latifa Laâbissi évoqua l’espace imaginé par Nadia Lauro alors qu’elle était en répétition pour la création de White Dog au Festival de Marseille. La pièce s’inspire du livre Fugitif, où cours-tu ? du philosophe Dénètem Touam Bona, qui analyse le marronnage du point de vue des esclaves fugitifs : lecamouflage est ici vu comme une stratégie de recon- quête du pouvoir, où la disparition dans la jungle est tout sauf un acte dicté par la peur. On imagine pourtant, quand Laâbissi évoque cette inversion de la perspective, le “lianage” dont elle parle comme une sorte de rideau dissimulant les interprètes pour les laisser décider de leurs apparitions et disparitions. Mais il n’en est rien. La scénographie de Nadia Lauro nous surprend par un regard inversé sur le camouflage. Elle construit certes une forêt tropicale, mais celle-ci est singulièrement aérée et illuminée. Car la liane, dans son environnement naturel, ne ressemble en rien aux filins pendants sur lesquels se balancent des singes ou Tarzan. Lauro a en effet étudié la liane sous toutes ses coutures : “J’aime beaucoup les espaces qui sont des paysages fictionnels. La jungle m’a donc beaucoup intéressée comme point de démarrage, mais plus encore les lianes. C’est une plante très particu- lière. Déjà, son nom ne désigne pas une catégorie mais une manière de croître, alors que dans notre imaginaire, c’est quelque chose qui tombe. Mais c’est tout le contraire. La liane a une force ascensionnelle exceptionnelle. Elle a la particularité, dans son élévation vers la canopée, de compter sur les autres plantes, mais pas dans un rapport parasitaire ou de compétition. Au contraire, elle fait du bien aux plantes qu’elle utilise dans son ascension. Elle change, elle évolue en fonction de la strate qu’elle traverse au cours de son ascension”.

Le matériau détermine la forme

Sept troncs d’arbres sont donc installés sur le plateau et semblent projeter en l’air des excroissances et des ramifi- cations, comme si ces lianes, lancées en l’air telles des lassos, s’étaient brutalement figées en plein vol. Au sol, les arbres sont jonchés de cordages et les quatre inter- prètes (Jessica Batut, Volmir Cordeiro, Sophiatou Kossoko et Latifa Laâbissi) s’affairent à accomplir des tâches ménagères ou rituelles, activités constituantes d’une communauté fictionnelle, communauté qui se tisse là aussi autour du bout, unique matériau visible sur le plateau : “J’ai voulu créer une sorte de jungle, faite de lianes autopor- tantes, réalisée uniquement en filins. J’ai traité le bout comme si elle était un grand dessin, à l’échelle du corps et de l’espace. Cela m’a permis, même s’il s’agit visiblement d’une jungle, de travailler dans une dimension abstraite et donc de créer un espace de projection et des possibles”.

Ce que le spectateur ne voit pas, ou très peu, est la struc- ture portante des arbres, réalisée en fer forgé. On la soup- çonne, dans la partie supérieure des troncs et sous les lianes. Près du sol, la densité est haute, et donc également la luminosité des arbres. Mais plus on monte, plus les filins s’étirent. “C’est comme une gaine autour des filaments de métal. Pour créer une dynamique et une force du mouvement. J’ai essayé d’être aussi rigoureuse que possible en jouant sur les équilibres de ces structures autoportantes. J’ai travaillé avec une personne spécialisée dans le fer forgé pour comprendre comment on pourrait imaginer des formes complètement organiques et autoportantes. Ce qui veut dire qu’au bout du compte c’est le matériau qui détermine la forme. Impossible de partir juste d’un dessin réalisé en amont.”

La couleur paradoxale des lianes

Si la jungle de White Dog est une abstraction, la démarche passe autant par la couleur que par le matériau visible. Le filin renvoie bien sûr à l’esclavage, à la navigation, aux bateaux, à la traite négrière, … Mais la scénographie reflète ici une lumière fluo, à mi-chemin entre le jaune et le vert, une couleur qui n’a rien de naturel. Apparemment. Mais Lauro inverse une fois de plus notre regard : “Dans notre imaginaire, les lianes sont plutôt marron. En réalité, il en existe des variétés en vert fluo, complètement délirantes, dans une étrangeté fictionnelle phosphorescente ! Le travail sur la lumière a donc été très important. Leticia Skrycky, no- tre éclairagiste, est très sensible à la lumière rétinienne. Elle travaille beaucoup avec la couleur et est donc la personne idéale pour ce projet”. Et pourtant, cette couleur, un jaune/ vert fluo arborant une grande stabilité chromatique, est difficile à aborder et peut même se révéler violente. La composition lumineuse de White Dog rappelle l’éclairage des plantes mises en scène dans des terrariums ou des légumes dans les rayons de supermarché, affirmant un excès de naturel et produisant finalement un effet d’étran- geté. Il en va de même pour le fluo de White Dog, avec son côté effet spécial : “Une couleur fluo a la particularité de produire sa propre lumière. Elle absorbe des ultraviolets et les ressort en photons, elle génère donc de la lumière”, affirme Lauro. C’est bien par un tel retournement paradoxal des choses qu’elle aborde ici la notion de camouflage : “Je me suis posée des questions par rapport au marronnage, au camouflage, au travestissement, de l’art de la fugue, et j’ai développé l’idée d’un camouflage par l’aveuglement et non par la fusion avec une architecture, telle qu’on l’attendrait. Il s’agit d’être tellement visible qu’on peut disparaître. J’aimais bien aussi l’idée que ce soit une couleur anormale pour le théâtre, un peu transgressive”.

Grâce aux LEDs : fluo mais pas flou

Il faut monter sur le plateau et passer derrière les arbres pour découvrir ce qui empêche les danseurs de se faire avaler, non par la jungle mais par la boîte noire. Ici, l’arbre ne cache pas la forêt mais des rampes LEDs, installées verticalement à l’insu du public. Lauro en apprécie une série en priorité : “Elles émettent un blanc très froid qui permet de ressortir au maximum le jaune fluo des bouts. En plus, elles prennent très peu d’espace et sont simples à utiliser. Elles nous permettent ici de donner de la profondeur de champ et d’éclairer les danseurs qui passent entre les arbres”. Éloge des compétences de l’éclairagiste : “Le grand défi a été de travailler pour obtenir cette couleur fluo avec des LEDs froides. Nous avons été obligées de travailler avec du bleu mais cela donnait une lumière complexe pour éclairer les danseurs. Leticia Skrycky a donc travaillé avec une lumière en deux couches. Il y a des lumières pour les danseurs et des lumières pour la forêt. Les deux se mélangent au cours du spectacle pour donner une couleur de lumière du jour”. Le dialogue entre les LEDs et le fluo met le spectateur face à une énigme visuelle et restitue donc l’essence de la jungle, naturellement énigmatique.

Anamorphoses

Si Lauro aime la recherche sur la couleur, elle a aussi développé un travail très poussé sur l’anamorphose, utilisée pour la première fois dans un projet de la chorégraphe Emmanuelle Huynh, à partir du film Shining de Stanley Kubrick. “J’ai travaillé à partir du fait que l’hôtel Overlook où se déroule l’action est un personnage en soi” et plus préci- sément grâce au plan de l’hôtel, trouvé sur Internet : “Je l’ai transféré sur scène en plus petit et cela a généré un paysage fait de creux, de plis et de bosses”. Un décor aux apparences plastiques : “Ce que j’apprécie dans l’anamorphose, c’est cette illusion d’optique, en contradiction totale entre la réalité d’un sol plat sur lequel évoluent les interprètes et la perception du public d’un paysage complètement vallonné. Plus encore que l’effet de trompe-l’œil, l’étrangeté créée par le décalage entre l’action des interprètes et leur environ- nement physique est aboutie. J’ai ensuite développé le même trouble perceptif dans d’autres projets”. En 2018, Lauro a créé Stitchomythia, pour et avec la compositrice new-yorkaise Zeena Parkins, où le sol est dessiné en motifs de dentelles des îles Shetland : “J’ai imaginé qu’une dentelle à l’échelle de l’espace, en anamorphose, s’imposerait dans ce trouble perceptif, et qu’elle représenterait une partition musicale. Et le dessin en est une, réellement ! Nous avons acheté beaucoup de petits bouts de dentelles à partir des- quels j’ai dessiné ce tapis. Ensuite, j’ai invité quelques performers à participer aux représentations. Ils sont deve- nus des visiteurs qui habitant le tapis, tels des fantô- mes de la dentelle”.

Jet d’encre sur moquette

Tout le travail de cette scénographie est réalisé à partir d’un cliché infographique “très complexe” qui est ensuite imprimé sur une moquette. “Pour ce faire, j’avais le choix entre deux techniques. D’une part, un procédé fonctionnant comme une décalcomanie – je ne m’en suis pas servie car je trouve que l’on ressent l’impression posée sur le matériau. J’ai donc utilisé une impression au jet d’encre, réalisée sur une moquette d’une épaisseur d’environ un centimètre. L’encre entre dans la moquette et produit une sensualité d’être réellement dans la matière. Elle pénètre dans le poil et la dentelle se décolle de la moquette sur laquelle elle est imprimée. J’ai constaté que les spectateurs ne vivent pas cet espace comme un espace numérique. Pour eux, c’est vraiment une dentelle flottante. Et à la fin de la représenta- tion, les gens descendent pour toucher le tapis et cherchent à comprendre le processus.” Cependant, pour la perception depuis la salle, l’effet de l’anamorphose dépend beaucoup de l’angle de vue du spectateur. Plus la pente des gradins est marquée, plus l’effet de l’anamorphose est puissant. Et ce décor, constitué de rouleaux de moquette, a du succès auprès des spectateurs comme auprès des équipes techniques. “J’arrive, je déroule ma moquette et c’est prêt. Mieux encore, il y a un support en caoutchouc en-dessous permettant qu’elle soit antidérapante et non scotchable.” L’effet spectaculaire en devient la cerise sur le gâteau.

Thomas Hahn.

 

• Interview de Nadia Lauro

Selon quels principes abordez-vous
votre travail de scénographe ?
Nadia Lauro : Je me suis toujours positionnée par rapport à la question du décor, qui ne m’intéresse pas du tout. Pour moi les espaces sont des potentiels architecturaux à activer. Comme je travaille beaucoup dans le champ chorégraphique, je dis souvent que mes espaces sont des partenaires de danse. Également déterminant pour moi : le rapport au public et donc la question du regard. C’est pourquoi j’imagine des espaces scénarisés qui génèrent des façons spécifiques de regarder et d’être ensemble. Il y a toujours une dimension d’ingénierie mais elle est très différente d’un projet à l’autre. Je peux réaliser des scénographies très plastiques ou bien exclure tout travail physique, comme dans Stitchomythia qui est une anamor- phose reposant sur un travail infographique.

Comment réalisez-vous vos espaces fictionnels,
qui peuvent être immatériels ou bien partir
de matériaux très concrets ?
N. L. : J’ai une sensibilité aux matériaux et j’aime qu’ils s’expriment. Chaque matériau a un sens. Je travaille en général en mono-matériau. Je fais peu de mélanges. Et puis, je passe beaucoup de temps à choisir les couleurs parce qu’elles renvoient à des états physiques, à des imagi- naires. Dans White Dog, le spectateur ne voit que du filin fluo, histoire de poser un geste et de garder un certain niveau d’abstraction. Un geste plastique qui parle du mouvement, comme si l’espace contenait intrinsèquement un mouvement. Prenez le rideau qui est toute la scénogra- phie dans le solo Adieu et merci de Latifa Laâbissi. C’est un partenaire de danse. Il colle aux pieds de la danseuse et je manipule le rideau. Il devient son partenaire de jeu !

Avec Latifa Laâbissi, vous construisez vos projets dans un dialogue, dès le départ ?
N. L. : Nous travaillons ensemble depuis 2014. J’ai créé presque tous ses espaces depuis son solo Selfportrait Camouflage. Nous avons une relation télépathique. Au démarrage d’un projet, nous partageons les questions conceptuelles. Elle amène des sujets de réflexion et je me saisis de ses sources pour proposer un espace qui va être un potentiel de travail. J’apporte mes propres questions. Et finalement, notre point de rencontre va être le costume. Latifa a fortement besoin d’un support pour pouvoir travailler.

Comment avez-vous réalisé la construction
des arbres et des lianes pour White Dog ?
N. L. : J’ai travaillé avec les ateliers du Théâtre Nan- terre-Amandiers. Ce sont des ateliers fantastiques avec des gens formidables. Nous avons mené une recherche sur la possibilité de créer, malgré les contraintes physiques, une impression d’ascension et de quelque chose de très léger qui pourtant dessine un espace.

Sur quels projets partez-vous après White Dog ?
N. L. : J’ai plusieurs nouveaux projets avec des choré- graphes, et un autre avec Nosfell, le compositeur et musicien, pour une pièce musicale et chorégraphique, Le Corps de songes. Je travaille sur un paysage fictionnel avec des minéraux. Nosfell a développé un langage qui est très présent dans son travail musical, avec une langue particu- lière à partir d’un pays imaginaire dont il a dessiné une carte très complète. Je suis partie de cette carte pour créer un paysage en minéraux d’une couleur un peu étrange, un bleu quartz. Je vais aussi travailler avec l’école d’architecture de Belleville qui ouvre un master en scénographie. Ils m’ont invitée à faire partie de leur équipe d’enseignants.